CHAPITRE I Le pouvoir local et régional dans l’expérience soviétique : une clé pour
II.2. Une variante soviộtique de ô participation politique ằ
Au delà et à côté des soviets, il ne faut pas oublier les formes impulsées par le système pour assurer de la part des citoyens une certaine forme de participation politique.
Limitộes et ambiguởs, ces structures et ces pratiques attestent aussi ce ô pluralisme fonctionnel ằ, autant de mobilisations qui vont prendre une nouvelle dimension à la fin des annộes 80, lorsque, ô en haut ằ, le pouvoir enjoindra en quelque sorte à la sociộtộ de prendre en main la réforme du système. En plus des nombreuses organisations sociales et autres instances institutionnalisées de participation mobilisée - syndicats, Komsomols, tribunaux des camarades, droujiny64- , des pratiques informelles existent, qu’elles soient individuelles -lettres aux journaux, plaintes adressées aux soviets ou au Parti- ou collectives, avec les multiples clubs, associations sportives et autres rassemblements d’amateurs.
Ces organisations sociales n’ont pas qu’une fonction de participation mais répondent aussi à un objectif de ô dộlestage ằ, de transmission à la population, via ces ộchelons infra-institutionnels, d’une partie des tâches du gouvernement local qui se traduit
64 Certaines, comme les droujiny ou les tribunaux des camarades, se développent après 1959 et des chiffres donnent pour la RSFSR près de 10 millions de membres pour près de un million d’organisations sociales. cf. infra chap. IV.
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notamment par des économies budgétaires conséquentes. C’est donc aussi sous cet angle que l’on peut examiner la portée et les limites de leur développement : on peut ainsi constater dans les années 1960 une réduction de l’appareil administratif dans les institutions locales par transfert vers des organisations en charge de fonctions de contrôle social : droujiny, auxiliaires de police, obchtchestvennye inspectory, inspecteurs sociaux, à mi-chemin entre travailleurs sociaux et éducateurs de prévention.
Ces fonctions sont de plus en plus souvent assurées par des bénévoles sous la responsabilité d’un salarié65. Elles sont de plus soumises assez directement à la tutelle des comités exécutifs des administrations locales, ce qui ne favorise pas leur développement autonome. Enfin, beaucoup d’entre elles sont étroitement contrôlées par le Parti.
S’agissant de l’Union soviétique, le terme même de participation politique semble peu adéquat puisque ce sont classiquement les termes de mobilisation et de contrôle qui sont utilisés pour décrire la société soviétique, au même titre que son économie, elle aussi
ô mobilisộe ằ (Sapir, 1990)66. Pourtant, il n’est pas inutile de se pencher sur les modes de participation locale qu’avait mis en place le système soviétique, de quelles motivations ils procédaient et comment ils agissaient. On évoquera ici la participation politique en milieu urbain, en référence à une littérature anglo-saxonne particulièrement riche pour l’analyse des années 60 et 70 (Butler, 1980 ; Friedgut, 1980 ; Frolic, 1972 ; Hahn, 1988 ; Hough, 1976 ; Taubman, 1973).
Le processus d’urbanisation soviétique a été caractérisé par sa rapidité67, son caractère centralisé et planifié. L’État, sous le contrôle du Parti, jouant un rôle central d’allocateur des priorités et des ressources (travail, logements, loisirs etc.) le développement urbain n’était qu’une conséquence ou un accompagnement de la planification et du développement industriels. Pourtant, le foisonnement utopique du début des années 1920 met en débat le concept même de ville68, les idées principales étant d’abolir la distance entre monde ouvrier et monde paysan et de multiplier les espaces collectifs.
65 Une étude montre la réduction drastique des fonctions salariées dans certains secteurs relevant des attributions du pouvoir local et cite des officiels soviétiques qui considèrent que la seule différence dans le travail effectué par les bénévoles est qu’ils ne sont pas payés et font ce travail sur leur temps libre (Churchward, 1966, p. 441).
66Contrôle, mobilisation étant les critères le plus souvent retenus pour décrire une société totalitaire. Pour l’URSS, le terme de ô sociộtộ mobilisộe ằ est utilisộ dốs la rộvolution de 1917. cf. Werth, (1995)
67 En 1917, seulement un sixième de la population était urbaine, elle atteignait les deux tiers en 1980.
68 Citons les idées sur la "ville linéaire" ou les "cités-jardins".
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Assez vite cependant, le problème redevient, comme il l’avait été dans la Russie de la fin de l’époque tsariste, un problème d’administration, de prise de décision et de pouvoir. Aussi les débats vont-ils porter sur le degré d’autonomie des échelons locaux du pouvoir et de leurs élus. La réforme principale qui modifie l’élection et élargit les compétences des soviets locaux date de 1925 ; d’autres réformes, en 1965 et 1973, tenteront d’encourager les initiatives ô d’en bas ằ.
Plus que d’autonomie, sans doute faut-il parler pour cette période de capacité d’initiative (Frolic, 1972, p. 44), la décision finale étant toujours contrôlée par des échelons administratifs supérieurs et par les structures du Parti qui conservent un rôle central. Plus qu’une volonté politique de favoriser les initiative d’en bas, la complexité croissante de la gestion municipale (développement des services et de la consommation, procédures budgétaires...) et la difficulté pour les organes centraux de faire face à tous les besoins (le problème du logement par exemple) sont des éléments qui expliquent cette relative démocratisation, qui s’accompagne d’une professionnalisation croissante à l’intérieur du Parti comme dans les administrations municipales.
Si l’on considère le gouvernement local comme un processus politique (Taubman, 1973, p.3)69, autant que comme une administration, on peut s’interroger sur le caractère politique des initiatives de participation à la base. L’existence d’espaces de conflits, de tensions et de médiations, le jeu de différents acteurs, une capacité à arbitrer entre des intérêts divergents supposent l’existence d’une certaine différenciation dans la société.
Dans le cas de l’Union soviétique, ces processus semblent correspondre plus à une différenciation des acteurs qu’à une différenciation des fonctions.
La période khrouchtchévienne a tenté de contourner la bureaucratie en encourageant au maximum la participation populaire et volontaire dans un grand nombre d’organisations sociales et politiques, anciennes (les soviets locaux) ou nouvelles (Union des organisations sportives, droujiny, sorte de milice volontaire à fonction d’ợlotage dans les quartiers et de contrụle gộnộral du ô comportement social ằ), qui doivent ờtre la base concrốte de ô l’ẫtat du peuple tout entier ằ. La pộriode brejnộvienne est le plus souvent considérée comme une régression bureaucratique et étatiste, décrite ensuite
69 A contre courant de la vision généralement non politique du gouvernement local soviétique, il s'attache aux relations et aux conflits entre les différents acteurs du pouvoir local, notamment à ceux qui opposent les nouvelles générations de technocrates aux cadres politiques.
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essentiellement sous le vocable de ô stagnation ằ. Mais en terme de participation politique et notamment pour ce qui est de l’impact réel sur les décisions prises, le bilan de la période brejnévienne semble beaucoup plus nuancé qu’une opposition trop contrastée avec la période précédente ne pourrait le faire penser (Hough, 1976, pp. 5-6).
Le préambule de la Constitution de 1977 mentionne directement, aux côtés des droits et libertộs des citoyens soviộtiques, ô obligations et responsabilitộs dans la sociộtộ ằ. Si les Soviộtiques exercent dans une grande partie des cas leur ô citoyennetộ ằ à l’intộrieur des cadres formels de la participation politique, y-compris à une échelle très micro-locale (ô brigades ằ de planteurs d’arbres, comitộ de cage d’escalier,...), on relốve au dộbut des années 1970 la formation de groupes de citoyens autour d’une question précise, qui sont capables d’alerter sur un problème écologique, d’empêcher la destruction d’une église ou d’obtenir des transports supplémentaires pour des quartiers nouvellement construits (Frolic, 1972, p.51). Même si elles sont peu appréciées des autorités, ces initiatives existent, peuvent se révéler efficaces puisque porteuses d’un résultat concret. Elles sont le signe qu’il existe d’autres formes de participation que les modalités traditionnelles que sont les lettres de doléances aux journaux ou les réunions des électeurs avec leurs députés, sous le contrôle des cadres du Parti70.
Concernant la vie des quartiers proprement dite, la période précédant la perestrọka a vu se développer un certain nombre d’initiatives et de structures de participation de base à l’autonomie contrôlée. Ainsi une multitude de communautés et conseils de base, guidés par le soviet local, ont vocation à faire la jonction du ô bas ằ vers le ô haut ằ, le travail des soviets étant de faire le chemin inverse, de l’administration vers la communauté (Friedgut, 1979, pp.236-237). Il s’agit notamment des obchtchestvennye samodeùatelnye organizatsii71, structures d’auto-organisation de voisinage, dont l’action relève de trois catégories principales : le contrôle des comportements déviants, avec notamment les droujini ; la mobilisation et l’orientation des individus autour des politiques et des projets du régime, avec les conseils d’immeuble ou de quartier ; des structures plus techniques et opérationnelles qui fournissent des services, notamment pour l’entretien des logements. Mais les questions traitées peuvent aussi concerner l’entretien des
70 cf. les travaux d'Oleg YANITSKY (1990, 1993) qui évoquent le rôle et le poids des organisations écologistes dans les revendications urbaines.
71 Officiellement, plus de 965 000 organisations de ce type, regroupant près de 10 millions de membres étaient recensées en URSS en 1965.
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abords, la mobilisation pour les soubbotniki72, l’organisation de la culture et les loisirs, l’éducation à l’hygiène etc. C’est essentiellement cette dernière fonction de travaux et services que l’on retrouvera dans les initiatives observées récemment, mais la première dimension est aussi présente avec le souci de l’ordre public, ainsi que la seconde dans la volonté d’ancrer la structure sur un territoire bien délimité, à l’instar des anciens conseils d’immeubles ou de quartier. A la fin de la période soviétique, on compte ainsi 30 millions d’aktivisty ou obshtchestvenniki73 pour un ensemble de fonctions - tribunaux de camarades, druzhiny, comités de gestion des cours, des quartiers etc. – associées aux soviets, qui comptent quant à eux deux millions et demi de membres.
Ces organisations sont placées en tension entre une position d’auxiliaire de la bureaucratie, lui fournissant une nécessaire réserve de main d’œuvre, et celle de représentation des citoyens (Friedgut, 1979, p.243). Les initiatives sont politiquement encadrées, avec une fonction de contrôle et de mobilisation de la communauté locale, qui en fait plus un relais d’une politique décidée et menée plus haut qu’une véritable participation politique, impliquant une capacité d’autonomie des acteurs dans la formulation de leurs demandes comme dans le choix des modes d’action. Une fonction permet pourtant d’introduire une possibilité, indirecte, d’autonomie : la possibilité, voire l’incitation à émettre des critiques envers le travail des autorités.
Ceci s’applique particulièrement bien à la délicate question du logement et des services qui lui sont liés74. La mauvaise réputation des organismes directement contrôlés par l’État chargés de l’entretien et de la réparation des immeubles et appartements est universellement répandue à travers le pays et les comités de volontaires sont chargés de faire le lien avec les habitants, souvent de faire directement les travaux nécessaires. Le comité de volontaires devient automatiquement un canal pour exprimer les critiques ou des revendications. Même si l’expression de ces critiques prend souvent une forme très ritualisée et finalement très conforme, ce mécanisme a pu contribuer à rendre possible, dans un contexte politique général en mouvement, des expressions plus autonomes que des changements structurels pourront faire évoluer vers une plus large autonomie.
72 Samedi de travail "volontaire" dans un quartier ou dans une entreprise, pour entretenir et remettre en état, particulièrement après l'hiver.
73 Citoyens actifs.
74 Frolic (1972, p. 48), mentionne la récurrence de la question du logement dans les questions traitées et les décisions prises par les instances locales du Parti dès les années 70.
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L’un des objectifs poursuivis par le système avec la diversité de ces lieux de participations était de créer des pôles d’identifications multiples et de parvenir à un engagement collectif des communautés locales au service du système, éliminant de cette maniốre ô l’esprit de clocher ằ persistant dans une sociộtộ rộcemment urbanisộe, frein à la mobilisation. En même temps, la pluralité de cette offre de participation est une potentialité de pluralisme et de conflictualité. Cette définition résume les objectifs du systốme : ô En organisant la participation publique jusqu’à la base, le gouvernement soviétique tente de mettre en place une série d’écrans qui transformeront toutes les demandes articulées au niveau local en éléments positifs de soutien au fonctionnement du système. Donc, bien que ces organisations de base soient en-dehors de la structure ộtatique, elles sont essentiellement une extension des capacitộs de l’ẫtat ằ (Friedgut, 1979, p. 288).
En même temps que remède technique ou palliatif aux problèmes de la bureaucratie et aux blocages fonctionnels du système, ces pratiques constituent aussi en quelque sorte des substituts aux modes de participation relevés dans des systèmes démocratiques pluralistes. L’on peut ainsi considérer que, contrairement à ce qui a souvent été dit, la société soviétique n’était pas sur-mobilisée et sous institutionnalisée mais plutôt sur institutionnalisée par de multiples agences de contrôle tandis qu’elle était faiblement institutionnalisée sur le plan des institutions politiques et du développement de la société civile (Almond, 1995). Si ces pratiques témoignent donc de possibilités d’action limitées à l’intérieur du système, elles attestent aussi la place occupée par les organisations politiques et sociales locales : en charge de relayer les stratégies de mobilisation décidées en haut, elles sont aussi les mieux placées pour prendre la mesure des attentes, pour identifier des demandes sociales qui ne disposent pas d’espace public pour s’exprimer, et pour proposer en retour des mobilisations qui puissent les canaliser sans mettre en danger l’ensemble du système. Aboutissement logique de cette position particulière, de nombreux militants et responsables des organisations locales du Parti ou des administrations vont jouer un rôle important dans l’effervescence participative de la péréstrọka, en laissant se développer les mouvements informels, en engageant le dialogue avec eux, voire en y participant directement après avoir quitté le Parti.
On peut aussi, en reprenant l’hypothèse de la société mobilisée, insister sur les aspects de contrôle politique et social dont témoignent ces pratiques, à l’opposé de la
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participation démocratique. Plus la participation est contrainte et plus les citoyens sont en réalité désengagés. Cette participation est motivée soit par l’envie d’afficher un conformisme de faỗade, soit par la recherche de bộnộfices personnels. En effet, un engagement dans ces structures de participation peut faciliter l’accès à des biens ou avantages divers75, et surtout permettre une proximité avec les détenteurs de pouvoir et de ressources qui facilite les contacts, la constitution d’un réseau de relations, et la possibilité de recours individuel à des personnes ressources pour demander des services, ainsi que le montrent les études consacrées au blat76 pendant la période soviétique (Ledeneva, 1996). Il s’agit ici, moins que de participation, d’engagement individuel dans une relation interpersonnelle avec les détenteurs du pouvoir, dont témoignent en effet l’importance des contacts établis à l’initiative des citoyens avec les responsables politiques et administratifs locaux.
D’autres considèrent que cette approche trop limitée ne rend pas compte de l’existence d’une vraie diversité dans les choix de participation des citoyens soviétiques et dans leurs motivations (Bahry, 1990, 823). On pourrait sans doute établir une distinction entre une participation très formelle, du vote, opération de conformité aux normes, jusqu’aux travaux d’intérêt général (obŝestvennaâ rabota) souvent effectués sur le lieu de travail77, et un engagement plus choisi lorsqu’il est question par exemple de groupes de voisinage travaillant à l’amélioration du cadre de vie, qui permettent l’expression d’une certaine autonomie. Les différents cadres de la participation n’offrent pas les mêmes possibilités de gratification et ne demandent pas le même investissement ou les mêmes contraintes, de temps et d’énergie.
Loin d’un véritable contrôle populaire ou démocratique sur les dirigeants, mais pas limitées non plus au seul exercice d’une contrainte sociale de haut en bas, ces pratiques remplissaient aussi une fonction de réassurance d’un minimum de consensus global dans la société.
75 Cf. chap. III pour la participation aux patrouilles volontaires, les droujiny, qui donnaient droit à des jours de congé supplémentaires. Des enquêtes réalisées aux État-Unis auprès d’immigrants soviétiques ont alimenté cette thèse (Friedgut 1979, Unger, 1981, Di Franceisco & Gitelman 1984).
76 A la fois piston, obtention de faveurs, corruption…
77 La plupart des enquêtes soviétiques à partir des années 1960 font état d’un taux de participation des citoyens soviétiques aux travaux d’intérêt général supposés obligatoires qui ne dépasse guère les 60%
(Bahry, 1990, 824).
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Ces formes de participation vont retrouver une certaine place dans la vie politique locale au cours des années 1990, notamment sous l’impulsion de personnalités à la recherche de légitimité électorale au sein des assemblées municipales et régionales. Nous évoquerons en détail certaines d’entre elles que nous avons observées plus loin dans ce travail (cf. infra chap. IV), le recours à des formes en partie héritées du système soviétique mais adaptées à un nouveau contexte politique et utilisées par des acteurs de la génération nouvelle nous ont paru particulièrement éclairantes d’un processus d’hybridation du nouveau et de l’ancien système politique.