CHAPITRE II A la recherche du politique : des mouvements informels au renouveau
I. Un système à reconstruire ou à sauver ? les réformes par en haut
I.2. Éléments d’une crise structurelle
Au milieu des années 1970, déjà, certains prédisaient un effondrement de l’Union soviộtique, sa ô chute finale ằ (Todd, 1976), en considộrant la prộsence d’indices d’une crise économique133 et sociale structurelle et profonde qui allait forcément produire des effets, même si le tour politique exact que prendraient les événements et leur horizon étaient difficiles à prévoir.
132 Elle le sera sans doute partiellement ultérieurement par des travaux d’historiens dans les archives notamment.
133 On considère la crise avancée depuis au moins 1975. Au milieu des années 80, on arrive à une croissance nulle tandis que la fuite en avant dans la course aux armements épuise encore un peu plus le reste de l’économie, le secteur de la consommation notamment, source importante du mécontentement social et des pratiques économiques de contournement par l’économie illégale pour tenter de compenser la pénurie.
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Les tentatives de réformes économiques menées pendant la période soviétique ont buté sur l’incapacité à traiter les problèmes de motivation au travail des individus, d’absence de concurrence et d’un système de prix dicté par des impératifs stratégiques et logiques de pouvoir déconnectés des priorités et des besoins de la société. Les problèmes d’approvisionnement permanents sont subis par la population dans son quotidien et minent à la fois l’économie toute entière, particulièrement l’agriculture (Sapir, 1989, Nove 1981, Pouliquen 1994). Cette crise profonde, marquée par une forte délégitimation progressive de l’économie administrée, perceptible notamment dans la montée des pratiques économiques illicites et de contournement134 est aussi un des messages principaux du rapport confidentiel rédigé par la sociologue de Novossibirsk T.
Zaslavskaya en 1983135, document qui sera quelques années plus tard l’une des bases du programme de réformes économiques et sociales. Ce rapport fait notamment état des blocages de plus en plus manifestes, non seulement dans l’organisation économique mais comme résultat des mutations qu’a connue la société soviétique : élévation du niveau d’éducation, urbanisation, aspirations au bien-être et à une qualité de vie, à une prise en compte des individus dans l’organisation du travail, le ô facteur humain ằ, terme qui va devenir l’un des maỵtres mots de la perestrọka.
L’absence d’action collective organisée et de grande ampleur ne signifie pas absence de mouvement ou de débats dans la société. La crise de l’ensemble du système est donc plutôt celle d’une tension, d’une fracture grandissante entre la pétrification progressive du pouvoir, l’aggravation de la crise économique, et les aspirations individuelles et collectives de la société. De ce point de vue, l’injonction gorbatchévienne consistant à demander à la société de sortir d’un état supposé de léthargie et de s’activer pour soutenir le processus de réformes, relève d’une certaine mauvaise foi politique, et à tout le moins d’une importante erreur d’appréciation : en s’attribuant l’entier mérite du
ô rộveil ằ et en englobant l’ensemble de la sociộtộ dans une stagnation gộnộrale, ce constat oublie qu’on peut lire le processus de réformes aussi comme une réponse implicite à cette tension grandissante entre des aspirations sociales et un blocage des mécanismes économiques et des rouages du pouvoir politique et de l’administration.
134 Voir sur cette question les travaux de Gilles Favarel-Garrigues (2000).
135 Ce rapport classifié et critique, qui faisait suite à une conférence sur l’état de l’agriculture en Union soviétique tenu à Novossibirsk en 1983, fut d’abord publié en samizdat en Russie avant de d’être traduit et publié dans le Washington post. Il fut ensuite largement discuté dans les échelons supérieurs du Parti et de l’État après l’arrivée de M. Gorbatchev. (Zaslavskaya 1984, 1993). Voir aussi l’interview de T.
Zaslavskaia dans le numéro spécial de Demokratizatsiya, vol. 13, n°2, 2005 [perestroika in retrospective].
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Le processus d’urbanisation accéléré dans les années 1960 et l’émergence d’une certaine forme de classe moyenne urbaine, éduquée, inscrite dans une trajectoire de mobilité professionnelle et sociale ascendante est une des principales caractéristiques de l’URSS des années Brejnev et vient progressivement heurter le discours officiel des valeurs et devoirs collectifs (Lewin, 1989 ; Starr, 1988), ce conflit latent traversant aussi une partie des cadres politiques et administratifs , notamment les responsables d’échelon intermédiaire. C’est d’une certaine manière au milieu des années 1980 la crise de l’ascenseur social, le décalage grandissant entre les nouvelles aspirations individuelles et les possibilités offertes par le système en crise, que ce soit sur le plan de l’initiative économique, sur celui des possibilités d’éducation supérieure, de carrières, ou tout simplement de consommation (l’épargne forcée atteint des sommets au milieu des années 80) qui précipite les évolutions au sommet de l’État, notamment pour tenter de résister à la multiplication des initiatives et pratiques individuelles à la frontière de la légalité, dans l’économie (les chabachniki dans la construction, le commerce…), mais aussi dans la communication et l’information (de l’écoute des radios étrangères aux samizdat…). C’est à la base de ces pratiques que se forment aussi des réseaux, des groupes d’affinités ou d’intérêt, parfois à la lisière du pouvoir, parfois en dehors sans parler du phénomène particulier de la dissidence (Vaissié, 1999, Horvath, 2005).
On ne saurait négliger non plus les éléments liés à la situation internationale. Ils ont eu une grande importance dans le tournant de la perestrọka et dans la chute du régime soviétique : la fin de la détente des années 1970 est consacrée tout à la fois par l’élection de R. Reagan à la présidence des États-Unis que par l’invasion soviétique en Afghanistan. La reprise des investissements militaires aggrave l’épuisement de l’économie soviétique, lancée dans une compétition économique et technologique quasi-impossible avec les ẫtats-Unis. ẫtait-elle alors mỷre pour une ô rộvolution sociale ằ, prộsentant les signes intộrieurs autant qu’extộrieurs de la crise, ainsi que l’analyse Theda Skocpol (1985) qui considère comme essentiels les facteurs extérieurs qui minent l’autorité de l’État : défaites militaires, menaces aux frontières, conflits coloniaux. L’affaiblissement du rôle international d’un pays favoriserait le déclenchement de révolutions là ó les mobilisations sociales seules souvent ne suffisent pas. L’URSS des annộes 1980 semble de ce point de vue assez bien ô coller ằ à ce schéma. Ces facteurs seraient à compléter par une analyse historique de l’État, de son degré de bureaucratie et de centralisation. La notion d’action collective, inscrite à
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l’intérieur du système bureaucratique et non réduite à la contestation de groupes alternatifs, peut constituer un prolongement, une adaptation utile de l’hypothèse classique de M. Weber sur la crise de la bureaucratie (Bafoil, 1998). Elle semble pouvoir s’appliquer avec pertinence au cas soviétique ó l’impulsion et le relais local des réformes va venir de l’action d’une partie des élites et des cadres à l’intérieur du système.
Comme on l’a vu précédemment, la crise se manifeste aussi par les tentatives de réformes qui ont jalonné son histoire, et qui témoignent autant d’une prise de conscience de longue date par les dirigeants soviétiques des défauts profonds de l’organisation et du fonctionnement de l’économie et de leur incapacité à procéder à autre chose qu’à des réformes à l’intérieur du système, dont les effets sont marginaux, voire contre-productifs comme on l’a vu (supra chap. I) dans le cas des sovnarkhoz.