III. Verticale du pouvoir et auto-administration locale : le grand malentendu
III.1.3. Irruption des enjeux économiques nationaux à Omsk
A partir de fin 1994 début 1995, lorsque la première phase des privatisations est terminée, la constitution des groupes financiers-industriels a introduit un élément nouveau dans les relations du centre avec les régions, en favorisant la concentration par fusion des capitaux industriels et bancaires. Les groupes ainsi constitués seraient suffisamment solides pour attirer des investisseurs étrangers et conclure des contrats qui ne passeraient plus par Moscou. C’est autour de la filière pétrolière et notamment de la pétrochimie que se développent dans la région d’Omsk ces nouvelles stratégies. Au début de l’automne 1995, après de nombreuses tractations entre les différentes régions participantes et avec Moscou, a été créée Sibneft (Sibirskạa neftennạa Kompania , Compagnie pétrolière de Sibérie) avec plusieurs entreprises de la région406 et la participation des administrations régionales d’Omsk et de Tioumen. L’enjeu était de disposer dans la région de Sibérie occidentale d’une intégration verticale forte, depuis l’extraction dans l’oblast de Tioumen jusqu’aux produits finis, avec le maximum de capitaux rộgionaux, de diminuer l’influence des ô gộants ằ moscovites du pộtrole et de disposer ainsi d’une capacité de décision accrue et d’un levier politique non négligeable.
La création de ce groupe devait rapporter des recettes fiscales importantes au budget régional et permettre une meilleure allocation des investissements prioritaires entre les entreprises partie prenantes, en tirant parti du seul vrai secteur porteur de la région, puisque les entreprises du complexe pétrochimique d’Omsk contribuent pour plus de la moitié au budget de la région. Depuis sa création, la compagnie Sibneft n’a pas cessé d’être au centre de polémiques à l’intérieur de la région et avec Moscou. L’entreprise est accusée par certains députés régionaux de se soustraire à sa participation au budget régional, trahissant en quelque sorte les intérêts de la région et l’objet même de son existence. Ses dirigeants ont dû se justifier à de nombreuses reprises, rejetant la faute sur la baisse de la production et les changements dans la réglementation fédérale. La question reste posée des influences contradictoires que peuvent avoir ces nouvelles structures sur le développement régional, dans un contexte général d’instabilité et de criminalisation de nombreux secteurs économiques, à laquelle la région d’Omsk semble de moins en moins échapper, comme en ont témoigné plusieurs assassinats dans la région au milieu et à la fin des années 1990.
406 Omsknefteorgsintez, Omsknefteprodukt, Noâbrskneftegaz et Tûmen geologiâ.
- 280 -
Les autorités régionales d’Omsk ont tenté d’adopter au milieu des années 1990 une attitude offensive au travers de la constitution de pôles économiques et financiers propres, tout en évitant la confrontation directe d’intérêts divergents entre pouvoir économique et politique407. Au sein des élites régionales, on suppose alors que les groupes ainsi constitués seront suffisamment solides pour attirer des investisseurs étrangers et conclure des contrats qui ne passeraient plus par Moscou et que les pouvoirs publics régionaux démontreront ainsi leur aptitude à mettre en place des politiques de développement économique régional autonomes. C’est donc autour de la filière pétrolière et notamment de la pétrochimie que se développent dans la région d’Omsk ces nouvelles stratégies. Au début de l’automne 1995, après de nombreuses tractations entre les différentes régions participantes et avec Moscou, la compagnie Sibneft408, voit le jour, regroupant plusieurs entreprises de la région409 avec la participation des administrations régionales d’Omsk et de Tioumen. L’enjeu est de disposer dans la région de Sibérie occidentale d’une intégration verticale forte, depuis l’extraction dans l’oblast de Tioumen jusqu’aux produits finis, avec le maximum de capitaux régionaux, de diminuer l’influence des géants moscovites du pétrole et de disposer ainsi d’une capacité de décision accrue et d’un levier politique non négligeable.
Pour l’administration régionale, l’initiative dont elle est partie prenante doit rapporter des recettes fiscales importantes pour le budget régional, permettre une meilleure allocation des investissements, y compris étrangers410, en tirant partie du seul vrai secteur porteur de la région - les entreprises du complexe pétrochimique d’Omsk contribuent pour plus de la moitié au budget de la région.
Dès sa création cependant, Sibneft est au centre de nombreuses polémiques, à l’intérieur même de la région et jusqu’à Moscou. Plusieurs députés de l’oblast accusent ainsi l’entreprise de se soustraire à sa participation au budget régional, trahissant en quelque sorte les intérêts de la région et l’objet même de son existence. Ses dirigeants doivent se
407 Le phénomène était en effet plus sensible dans d'autres régions ó se croisaient des intérêts économiques plus importants et les intérêts politiques de personnalités venues de la capitale ou regardant vers elle. C'est le cas notamment de Nijni-Novgorod ou de Krasnọarsk. La confusion consiste par exemple pour le gouverneur de Samara Konstantin Titov à figurer dans le conseil de direction de deux des employeurs majeurs de la région, AvtoVaz et Yukos. (see Romanov, Tartakovskaya, 1998)
408 Sibirskaâ Neftânnaâ kompaniâ, Compagnie pétrolière de Sibérie.
409Omsknefteorgsintez, Omsknefteprodukt, Noâbrskneftegaz et Tûmen geologiâ.
410 En 1998, les investissements étrangers s’élevaient à 440 millions d’USD selon l’administration régionale en majorité dans le secteur pétrolier. Les investissements étrangers dans la région d’Omsk. note du comité à l’information de l’administration régionale, 23 avril 1999, site internet http://www.regions.ru
- 281 -
justifier à de nombreuses reprises sur la faiblesse de la contribution de la société au budget, évoquant la baisse de la production et les changements dans la réglementation fédérale. Mais pour beaucoup dans la région, le sentiment s’installe à nouveau d’un pillage par les grands intérêts financiers des ressources de la région et d’une perte de souveraineté sur la politique de développement économique. Ce sentiment est aussi renforcé par une vague d’assassinats commandités de plusieurs responsables économiques, qui donnent à penser que la région relativement calme d’Omsk est à son tour rattrapée par la criminalisation du monde des affaires.
En 1998, les esprits ne s’étaient guère calmés et face à de nouvelles annonces de rachat et fusion, le directeur de Sibneft Konstantin Potapov justifie le choix initial de son prédécesseur411, même s’il précise qu’il avait des vues plus ambitieuses en termes de constitution de groupe financier-industriel que le simple regroupement de quatre entreprises412. Quant à la contribution budgétaire, elle aurait beaucoup remonté après deux années qui ont correspondu à une forte baisse de la production. Le directeur précise que dans les projets en cours de fusion avec Ioukos, le maintien de l’entreprise dans l’oblast sera assurộ et affirme que loin d’ờtre une entreprise ô ộtrangốre ằ (sic) à la région, Sibneft fait beaucoup pour la population avec la fourniture d’équipements de santé publique et divers programmes d’aide sociale.
Destinée à affaiblir Boris Berezovski, actionnaire majoritaire de Sibneft, un redressement fiscal exigé de la raffinerie d’Omsk ONPZ, l’une des principales composantes de Sibneft en décembre 1997, a également mis en lumière le danger de dépendre d’oligarques moscovites susceptibles à leur tour d’être fragilisés. L’entreprise a été sauvée de la faillite par une intervention directe du Premier ministre Viktor Tchernomyrdine, mais prộsentộ à cette occasion comme ô l’homme de Moscou ằ, le gouverneur s’est vu fortement contesté sur son propre terrain, celui d’un développement ộconomique indộpendant des intộrờts du centre. En janvier 1998, Sibneft annonỗait sa fusion avec Ioukos et la naissance de Iouksi, destiné à prendre la tête du marché russe413. Le projet, abandonné en mai 1998, faisait planer sur la région la menace d’une
411 Il a succédé à Litskievitch, mort par noyade dans les circonstances mal élucidées -l’enquête a conclu à un accident- à l’été 1995.
412 ô Nam ne nužny advokaty (Nous n’avons pas besoin d’avocats) ằ, Vremõ (Omsk), 4-10 mars 1998, p.13.
413Le projet de fusion participait d'une double tendance générale du secteur pétrolier russe : une réorganisation industrielle et une recomposition du capital, qui a donné lieu à la constitution fin 1997 de
- 282 -
consolidation des deux compagnies entraợnant les bộnộfices de la raffinerie vers Moscou, via un système de transferts bancaires. C’est d’ailleurs à la même période, en mars 1998, que la Banque Menatep, dont le fondateur Mikhạl Khodorkovski est président de Ioukos, parvenait à s’implanter à Omsk après plusieurs années de tentatives infructueuses et malgré la résistance active des autorités régionales, peu enclines à voir s’installer une banque directement liée aux intérêts de la compagnie pétrolière et sans liens antérieurs dans la région.
La prudence de L. Polejaev se voit confirmer avec l’accession de R. Abramovitch à la tête de Sibneft414. Même s’il en est proche, le gouverneur a préféré manifestement ne pas trop s’afficher avec le jeune oligarque qui a préféré de son côté être élu député puis gouverneur dans une toute autre région, la Tchoukotka415. Le développement de Sibneft a eu des conséquences paradoxales. La compagnie régionale constitue l’une des clés du développement économique régional à partir du secteur pétrolier, et donc de son autonomie financière. En même temps, elle peut être utilisée comme cheval de Troie par des ambitions extérieures. Néanmoins, ce grand jeu autour du pétrole ne concerne en fait qu’un petit nombre d’acteurs dans la région, les autres responsables économiques ayant tendance à se tenir éloignés de ce qu’ils considèrent comme une affaire trop complexe pour ờtre maợtrisable localement.