CHAPITRE IV Crise de la représentation, tentatives de réinvestissement du politique-
III. Entre participation politique et contrôle social : des comités de quartier aux
III.1. Expộriences locales de participation politique : les ô comitộs de quartier ằ
III.1.4. Repli micro-territorial ou base d’un nouveau lien social ?
Quels enseignements peut-on retenir de ces expériences en terme de participation politique et de lien social ? ôIl n’y a pas de dộmocratie qui ne soit pas reprộsentativeằ
(Touraine, 1994, p.79). La représentativité exige d’une part une forte agrégation des demandes sociales qui puisse venir en correspondance avec les offres politiques, d’autre part une forte capacité autonome d’action des catégories sociales concernées. Le conflit entre représentation et participation est au cœur des débats sur la démocratie. Si la participation de tous est partie intégrante de l’idéal démocratique, cette participation peut ne pas être une démocratie directe mais une forme démocratique ó chacun peut se reconnaợtre dans une reprộsentation collective. Mais, concrộtisation mờme du pouvoir, la représentation peut être considérée comme un écran à la démocratie, comme une
ô mộdiation abusive ằ (Biarez, 1989, p. 28-29), et la participation directe est alors conỗue comme une tentative de rộaliser la volontộ gộnộrale634.
Dans de nombreux pays qui ont fait l’expérience de régimes dictatoriaux ou autoritaires, la démocratisation ne va pas sans un processus de décentralisation plus ou moins poussé, qui peut se faire dans le sens de la participation accrue et du contrôle démocratique. Évolutions du système et initiatives de base peuvent alors s’articuler lorsque, dans le cadre d’un système politique structuré, des partis s’intéressent à la décentralisation et contribuent à mettre en forme la participation.
Un autre problème réside dans le caractère politique ou non de ces formes de participation. Sont-elles une manière d’équilibrer l’intérêt individuel et les demandes collectives, voire de les agréger et d’y répondre ensuite par une offre du système politique ? Des expériences concrètes de comités de quartier dans les années 1960 en France ont mis en avant la participation comme une alternative aux défauts de l’élitisme et de la représentation. Mais l’observation de ces structures participatives montre qu’elles créent aussi d’autres élites. Dans la France des années 1960, il s’agit de nouvelles couches urbaines qui vont en partie renouveler le personnel politique; dans la Russie de 1995, l’avènement d’une nouvelle génération politique issue de la Perestrọka a échoué, et les personnes mobilisées dans les deux comités ont surtout un profil d’obchtchestvennik, individus engagés dans des activités au service de la collectivité,
634 Historiquement, il s'agit du débat théorique opposant les visions de la démocratie de Tocqueville (de la démocratie en Amérique) et Rousseau (le contrat social).
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cher au systốme antộrieur, parfois d’anciens militants des mouvements informels, dộỗus du cours politique général de la Russie et frustrés dans leurs attentes personnelles.
Leur engagement dans ces initiatives de base pourrait être une manière de renouer avec le politique autour d’autres enjeux, plus locaux et plus concrets. En réalité, c’est plutôt un refus du politique que semble signifier ce nouvel investissement. Le politique est discrédité à un point tel que tout engagement local est vécu comme son antithèse.
ô Agir ằ, aider concrốtement les gens dans un territoire bien dộlimitộ au lieu de
ô bavarder ằ. Ceci permet aussi de souligner la position ambigỹe de ces comitộs vis à vis de l’histoire récente : formellement, par leur composition et surtout par les modalités de leur création, ils se distinguent tout à fait des formes d’organisation de quartier que l’on pouvait rencontrer pendant la période soviétique. Mais leur mode de fonctionnement et le type de problèmes qu’ils prennent en charge attestent d’un certain retour aux formes anciennes et d’un éloignement d’autant plus grand avec les formes démocratiques de base qu’avaient essayées de mettre en place les mouvements informels, en tentant d’articuler action politique générale et action spécifique sur des problèmes particuliers.
Dans le cas des deux expériences rencontrées ici, s’agit-il d’une adhésion à une conception participative de la démocratie ? Ou d’une obligation de participation, conséquence de l’absence d’autres acteurs ou d’autres instances sur des terrains et pour des fonctions qui devraient leur incomber ? En d’autres termes, on peut faire l’hypothèse que pour nombre de ces citoyens participants, cette situation devrait être transitoire et que de tels comités pourraient cesser d’exister si les activités et les tâches qu’ils assurent étaient prises en charge par d’autres. Cette hypothèse s’appuie notamment sur d’autres travaux qui confirment une vision négative du politique en Russie dans la première moitié des années 1990 (Berelowitch & Wieviorka, 1996)635 : faire de la politique serait en ce sens, même pour ceux qui s’y sont engagés, un mal nộcessaire et transitoire et une action volontariste prộcộdant un ô retour à la normale ằ, la normalité étant la non participation, comme on l’a déjà vu dans le cas du principe de la représentation politique.
635 Le chapitre 1 analyse les militants de base des groupes démocratiques.
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Dans de nombreux autres entretiens, l’on a pu constater une autre tendance aboutissant à un résultat semblable en terme de participation politique : le politique est une profession comme une autre et doit être mené par des professionnels, y compris dans la gestion des affaires locales. L’indifférence ou la désaffection des citoyens serait normale, voire plutôt le signe que les affaires sont bien gérées s’ils n’ont pas besoin d’intervenir. Cette opinion partagée à la fois par de simples habitants d’un quartier ou par des responsables locaux à la recherche de légitimation, rejoint des théories du politique classiques aux États-Unis636, qui établissent une correspondance entre la faible activité politique et la bonne gestion d’une ville. En Russie, cette idée peut aller jusqu’au refus de l’élection directe des responsables locaux. La crainte de voir élus des candidats incompétents ou démagogues passe avant le souci de la représentation démocratique et de la légitimité politique.
Ces tendances sont très éloignées de la définition d’enjeux et d’intérêts communs qui dépassent la défense de son quartier, ó l’on pourrait penser une articulation entre la résolution de problèmes concrets, la possibilité d’expression dans la société d’autres demandes, et de la capacité des élites politiques et notamment, en l’occurrence, des députés locaux à relier, à agréger ces différentes demandes et à les transmettre dans le système politique. Sur ce plan, le cas de Dolgoproudny est intéressant. La personnalité de Iouri Charykine qui, en dépit de tous les avatars et de toutes les déceptions de la vie politique russe continue de croire à la démocratie locale et met le pouvoir représentatif au sommet, intervient pour tenter de faire le lien entre participation et représentation.
Mais, vis à vis de l’administration, il est isolé et impuissant, et vis à vis des habitants, il est plus critiqué pour la non efficacité de son action que soutenu dans une démarche démocratique. Dans leur esprit, les habitants n’ont pas à participer à la construction de cette représentation politique, le pouvoir représentatif doit satisfaire leurs demandes.
C’est ce que fait habilement, à Omsk, A Golouchko, qui a besoin d’un soutien initial dans le rapport de force avec les autorités locales, mais à qui convient bien ce mode beaucoup plus paternaliste d’exercice de son mandat. De ce point de vue, les deux expériences montrent que la participation à l’échelle micro-locale ne résout pas le déficit de la représentation politique.
636 A travers notamment les travaux de Robert DAHL et Seymour LIPSET.
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Dans d’autres lieux, ce problème est dépassé par le choix délibéré de mettre au premier plan la participation, sans passer par la représentation et sans qu’interviennent des élus locaux : c’est le cas d’un ô centre de voisinage ằ (sosedski tsentr) dans le quartier Neopalimovka637 à Moscou, dont le leader tient à prộciser que ô Ce qui est important c’est l’initiateur, le leader, pas un élu auquel on va déléguer ses pouvoirs (...) Nous ne sommes pas un comité de quartier, qui est un échelon du pouvoir représentatif avec élection au niveau du quartier,638. On considère qu’à ce niveau, là ó les gens se connaissent ó il y a des relations personnelles, ce sont d’autres mécanismes qui entrent en jeu. C’est une forme de dộmocratie directe, participative ằ639.
Il s’agit aussi là d’un problème plus général observé ailleurs en Russie : la difficulté à formuler des ô demandes sociales ằ et à ộvoquer l’intộrờt gộnộral du cụtộ des acteurs politiques comme de la société, la difficulté à s’identifier abstraitement à un projet collectif. Les réseaux informels de solidarité et les identifications territoriales, ici le quartier, sont plus forts. Quant aux demandes sociales, elles sont principalement : une demande d’ordre public et de sécurité ; une préoccupation liée au cadre de vie immédiat, -cage d’escalier, cours d’immeuble, parkings, éclairage public, transports en commun640. A Omsk, le souci d’efficacité concrète mis en avant est aussi une manière de faire preuve d’un activisme apolitique qui ne peut que rassurer dans la période de rejet du politique que traverse la Russie. En ce sens, l’expérience n’est que faiblement facteur de participation et de représentation politique. Elle tente en revanche avec plus de succès d’activer les liens sociaux à l’échelle du quartier. Le succès des programmes de loisirs, l’assistance relativement nombreuse dans les réunions, la pérennité même du comité alors qu’avec le temps, une existence purement instrumentale pour le député qui l’avait créé ne se justifie plus, sont des éléments qui vont dans ce sens. Les liens ainsi créés entre les habitants peuvent être à la base de réseaux de solidarité qui dépassent les
637 Le quartier Neopalimovka, situé entre le vieux quartier de l'Arbat et les berges de la Moskva, au bord de la ceinture de jardins, est un quartier plutôt favorisé du centre, mais comprenant aussi une population âgée en difficulté. L'initiative est ici parti d'un intellectuel, ancien chercheur de l'institut des États-Unis et du Canada, qui a utilisé ses contacts pour trouver des fonds américains et créer ce comité de voisinage qui tente de faire la synthèse entre des pratiques de sociabilité russe et des méthodes de gestion et d'animation importées des community centers anglo-saxons. Voir aussi I. KOKEREV, "Korni Travy", Rossijskaja Federacija, n° ?, 1996.
638 Le terme comité de quartier est ici pris dans son sens classique et lié au système soviétique, d'organisation formalisée juridiquement dans son mode d'élection et dans une relation organique à l'administration locale.
639 Entretien le 6 juin 1995.
640 Des préoccupations voisines sont présentes dans les revendications d’habitants d’une banlieue franỗaise lorsque les bailleurs ou des acteurs associatifs de terrain tentent de rộtablir des liens sociaux.
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solidarités familiales ou amicales, qui restent dans la Russie contemporaine une base très forte du lien social. Dans la Russie post-soviétique, le sentiment de ne pouvoir compter que sur ses proches est encore renforcé (Rousselet, 1996641) et le caractère très local et très ancré dans un territoire de ces initiatives découle aussi de cette attitude générale.
L’analyse de ces expériences est bien entendu partielle, dans l’espace et dans le temps, et ne permet pas de tirer des conclusions générales ; elle fournit pourtant un éclairage sur la difficulté de saisir la relation au politique et les lieux du politique en Russie post soviétique. État et société, sphère privée et sphère publique cohabitent dans la méfiance réciproque, ce qui favorise les logiques de substitution à l’État que l’on a observées ou l’importance des réseaux dans le fonctionnement du pouvoir, qui sont des éléments déterminants pour la compréhension des phénomènes politiques dans la Russie contemporaine. Les deux expériences observées sont une forme de participation locale, autour d’un consensus ponctuel et sur la base d’appartenances de proximité et d’identités concrètes. Leurs limites ne font sentir que plus clairement trois éléments fondamentaux fortement interdépendants : l’absence de système politique défini comme
ô moyen de liaison entre la sociộtộ civile et l’ẫtat ằ (Touraine, 1994, p.95) ; l’absence de production de consensus et d’identités collectives (Holmes, 1994) ; l’illusion de la formation d’acteurs locaux à même de (re)construire le politique sur la base d’une action autonome.
Des entretiens et des enquêtes de terrain menés par ailleurs dans des quartiers de Moscou ou de sa banlieue, au milieu des années 1990 et au début des années 2000 témoignent d’une certaine diversité de ces pratiques civiques mais confirment les ambiguùtộs ộvoquộes dans le cas d’Omsk et de Dolgoproudny entre une participation à la vie de quartier dans un lieu de socialisation pris en charge par les habitants, et des initiatives qui sont soit plus institutionnelles et contrôlées par les organes de l’auto- administration locale, soit plus orientées vers la préoccupation sécuritaire, le contrôle social et une mission d’auxiliaire de police, soit les deux à la fois.
641 On pourra aussi consulter toutes les enquêtes d’opinion du Vtsiom et depuis 2003 du centre levada Vestnik obŝestvennogo mneniâ et http://www.levada.ru (voir note 13 de l’introduction et la bibliographie).
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Dans la lignée du centre Neopalimovka, fondé par I. Kokerev (voir supra), des centres de voisinage (Sosedskiù Tsentr)642 se sont crộộs. Alors que Moscou est marquộ par la vague d’explosions d’immeubles qui a secoué la capitale à l’automne 1999 et précédé la reprise des opộrations militaires en Tchộtchộnie, renforỗant dans la population de la capitale le besoin de protection et de sécurité, des habitants du quartier Kaloujskạa (sud de Moscou) ont repris et opté pour une voie qui les a menés du sécuritaire vers le participatif et le social : le point de départ est en effet un problème de sécurisation des immeubles, mais la revendication de la présence d’un concierge se fait sur le mode d’une loge de concierge accueillante qui soit en même temps un lieu de convivialité en bas de l’immeuble.
Sur cette base initiale, les habitants ont créé un centre qui accueille les familles en difficulté et anime des activités périscolaires. Comme à Neopalimovka643, et comme dans un comité similaire dans le Nord de Moscou (quartier de Retchnọ vokzal) ainsi qu’à Dzerjinski, ces initiatives ont été prises essentiellement par des universitaires soucieux de recréer un lien social autour de pratiques et de références renouvelées par rapport à l’époque soviétique. Dans le quartier Kaloujskạa, l’initiative des habitants, qui disposent de suffisamment d’entregent et de relations pour obtenir gain de cause ou pour faire annuler certains projets qu’ils considèrent dommageables pour le quartier, est trốs mal perỗue par les comitộs d’immeubles officiels644, souvent administrộs par des femmes retraitées, qui en appellent au comité de voisinage pour régler les problèmes mais craignent que leur environnement immédiat soit lésé par une décision collective sur le quartier (emplacement d’une sente piétonne, de garages, d’aires de jeux d’enfants…). On retrouve ici le mờme ô syndrome NIMBY ằ qu’à Dolgoproudny ou Omsk quelques années auparavant645.
642 On se permettra de renvoyer pour plus de détails sur tous ces aspects à notre travail sur les initiatives de participation de la population au maintien de l'ordre et à la sécurité (Le Huérou, 2003).
643 L’initiative était portée par un universitaire spécialiste des États-Unis, anglophone et disposant d’un accốs privilộgiộ à des ONG et ô experts en sociộtộ civile ằ amộricains ou anglais qui vont financer des formations.
644Domovọ komitet, un peu équivalent de copropriété, petite structure en charge y compris pendant la période soviétique des questions relatives aux parties communes ou à l’environnement immédiat de l’immeuble.
645 Des observations personnelles dans des réunions de comités de quartier en France (banlieue sud de Paris, 2003-2205) nous ont fourni un point de comparaison tout à fait salutaire : les interventions rejoignaient parfois presque mot pour mot ce que nous avions entendu à Omsk, Dolgoproudny ou Moscou, à propos des nuisances, de l’environnement ou de la nécessité de convivialité, sans parler de questions plus lourdes mais tout aussi proches relatives à une autonomie budgétaire éventuelle et aux relations ambivalentes avec la municipalité.
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A Dzerjinski, la responsable du centre Semia (la famille), elle aussi passée par les formations du centre Neopalimovka, a placé son initiative clairement sur le plan de l’aide sociale et du développement de la collectivité de voisinage. Elle espère, maintenant que des comités de quartier, appelés ici KOS institutionnels sont créés à Dzerjinski, pouvoir mener un travail en commun, voire, à terme, dissoudre son association qui n’aurait plus de raison d’être si les activités étaient reprises par les KOS, mais elle confie en douter, ayant le sentiment que ceux-ci se préoccupent plus de contrôle et de sécurité (cf. infra) que de lien social646. Cet exemple témoigne encore, comme à Omsk et Dolgoproudny plusieurs années auparavant et comme dans de nombreux autres cas en Russie, de la permanence de l’ambivalence dans laquelle se trouvent des initiatives de la société civile par rapport aux institutions647, entre conscience forte de leur nécessité et idée qu’elle sont une substitution ou un palliatif temporaire à l’insuffisance des institutions qui doivent reprendre le relais.