CHAPITRE IV Crise de la représentation, tentatives de réinvestissement du politique-
III. Entre participation politique et contrôle social : des comités de quartier aux
III.1. Expộriences locales de participation politique : les ô comitộs de quartier ằ
III.1.1. Une démarche volontariste et de nombreux points communs
Deux traits communs rapprochent ces deux initiatives à leur naissance : le contexte électoral (plus précisément pré-électoral dans le cas d’Omsk, post-électoral dans celui de Dolgoproudny) qui marque dès le départ une forte relation au politique ; la présence comme acteur décisif d’un entrepreneur privé, qui dans les deux cas choisit de vouloir devenir député et, pour y parvenir, de susciter et d’organiser une action de participation
581 Cette formalisation, qui offre un statut et par conséquent une représentativité à ces comités comme interlocuteurs des autorités locales, ne signifie pas, a priori, un lien organique ni même une dépendance vis à vis de ces autorités. Mais la crainte d'une instrumentalisation peut amener à refuser ou retarder l'enregistrement.
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politique et civique. Les initiateurs de ces deux expériences sont partis du constat de la très faible participation électorale enregistrée lors des élections du printemps 1994 et souhaitent une mobilisation des habitants pour y remédier.
A Dolgoproudny, en l’absence du quorum suffisant pour réunir une douma municipale - l’élection n’a été validée que dans deux circonscriptions -, et en attendant la tenue de nouvelles élections, le maire V. Diatchenko tente une expérience : avec les deux élus et les deux candidats qui ont eu le plus de voix dans chaque circonscription, il met en place une collaboration informelle avec un conseil provisoire (voir infra chap. III section 1), qui n’a pas d’existence juridique mais se réunit, réfléchit et émet des avis sur la gestion de la municipalité. Un thème est récurrent, celui de l’absence de participation électorale. Les deux candidats arrivés premiers dans l’une des circonscriptions, tombent d’accord sur la nécessité d’organiser les habitants autour des problèmes concrets du quartier pour finalement amener les électeurs à voter et valider les élections582. Ces deux hommes, Iouri Iossipovitch Charykine et Igor Arkadievitch Minievitch, aux profils et aux tendances politiques a priori fort différents, vont s’employer à créer les conditions du développement d’un comité de quartier.
A Omsk, l’apparition d’initiative de participation sous forme de comités de quartier se fait également dans le contexte de la chute spectaculaire de la participation électorale aux élections du printemps 1994 et de l’émergence de jeunes entrepreneurs candidats à l’assemblée législative régionale, (cf. supra le début de ce chapitre). La campagne électorale de novembre 1994 est donc très animée et médiatisée, avec meetings et débats télévisés plusieurs fois par jour, bien qu’il ne s’agisse que d’une élection partielle. A la recherche de l’établissement d’un lien direct avec les électeurs, l’initiative la plus originale revient sans doute à Andreù Golouchko, qui suite à un sondage rộalisộ dans la circonscription dont il est candidat sur les préoccupations principales des électeurs, axe sa campagne sur le thème de la sécurité. Il met en place un ambitieux programme583 pour ô garantir à tous la sộcuritộ physique, matộrielle et morale ằ qui sera le point de départ du comité de quartier, nommé lui même Sécurités
582 Ce dernier élément n'est pas le moins important aux yeux d'une administration préoccupée par les dépenses que représente chaque scrutin
583 Précisons ici le rôle important qu'a joué dans la définition des thèmes de campagne et dans l'organisation concrète un consultant politique
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(Bezopasnosti). Le pluriel584 mettait en évidence la nécessité de réagir à toutes les formes d’insécurité auxquelles était confrontée la population : à l’insécurité personnelle liée à la petite délinquance ou à la criminalité, s’ajoutaient l’insécurité environnementale (pétrochimie et raffineries proches), alimentaire (problème du contrôle de la qualité des produits dans les magasins du quartier) et l’insécurité économique et sociale (retraites, chômage, loisirs pour les enfants et les personnes âgées, sentiment de perte du lien social de proximité…). Le souhait du candidat est de provoquer une mobilisation des électeurs pour leur redonner une motivation à voter :
ô Les ộlecteurs commencent à penser que leurs voix ont une valeur et qu’ils sont en droit de demander quelque chose en retour, ce qu’ils commencent à faire. (…) Après les élections, je continuerai mon programme. Je ne vais pas demander à l’administration de s’en occuper ằ585. Le contexte ộlectoral permet au candidat initiateur du programme Bezopasnosti de multiplier les initiatives originales et les rencontres avec les électeurs.
Les initiatives s’appuient notamment sur les quelques écoles du quartier et leurs directeurs, qui accueillent les réunions électorales et sont rapidement séduits par l’efficacité de l’aide apportée.
A Omsk, Andreù Golouchko est plus directement instrumental dans la prộsentation de ses motivations et s’il souhaite comme on l’a vu que le mandat électif lui apporte une assise supplémentaire face au gouverneur, avoir une ressource supplémentaire, il souligne aussi comme on l’a vu la nécessité de renverser l’image négative des entrepreneurs vis à vis de l’opinion. Ces deux motivations président au programme Sécurités.
Les motivations des uns et des autres se rejoignent dans ce souci de rapprocher l’élu des habitants : ôJ’ai analysộ les raisons de l’ộchec des ộlections et dộcidộ d’organiser un comitộ qui s’occupe des problốmes concrets des gensằ souligne I. Minievitch à Dolgoproudny586, entrepreneur privé depuis 1988, avec trois magasins dans la ville. Le discours de ce dernier se veut soucieux de l’intérêt général du pays et voit son initiative comme participant d’un processus plus général dans la société et le système politique,
ôune pộriode de rộunification aprốs une pộriode d’ộclatement total, qui va du quartier aux Rộpubliques de la Fộdộration de Russie ằ. Il pense que ô de nouvelles relations
584 Qui sonne aussi ộtrangement en russe qu’en franỗais.
585 Entretien le 15 novembre 1994.
586 Entretien le 6octobre 1994.
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ộconomiques mốnent à de nouvelles relations sociales ằ, car ô ce qui vient du privộ est plus novateurằ, une maniốre de lộgitimer sa place dans un comitộ de quartier. Son programme : des bonnes conditions de vie pour les habitants de son quartier ; ôj’ai des relations personnelles avec les gens, ce sont mes clients, je sais ce qu’ils veulentằ. Mais Igor Minievitch ne cache pas son intộrờt d’entrepreneur : ô J’ai deux de mes magasins sur le territoire de la circonscription. Et comme j’ai plus de mètres carrés et de biens que n’importe quel habitant, mon intérêt est donc encore plus grand à avoir un quartier propre et sỷr...ằ.
L’autre acteur clé de Dolgoproudny, Iossip Charykine, n’est pas un entrepreneur mais un militant convaincu de la démocratie locale. Ancien député du Soviet de Moscou de 1990 à 1993, il est particulièrement méfiant vis à vis du jeu politique et s’il se reprộsente en octobre 1994, c’est de maniốre totalement indộpendante, ôpas pour faire de la politique, mais [pour] s’occuper des problèmes concrets des gens car sans autogestion, il n’y a pas de dộmocratieằ587. Il imprime lui-mờme ses tracts et refuse l’aide matộrielle que son ô coộquipier ằ Igor Minievitch se propose de lui donner. Il fait d’ailleurs l’admiration quelque peu ironique de ce dernier : ôIouri Charykine est l’exemple type du ô pur ằ et du patriote, il ressemble à ce personnage de la Bible qui part vivre dans le désert, sans rien... Mais le risque s’il est élu est qu’il soit aussi dur et exigeant avec les autres qu’il l’est avec lui-mờme...ằ. Iouri Charykine ne cherche pas à surestimer l’importance du comitộ : ôOn n’est qu’au dộbut du processus, il n’y a pas encore grand chose de concretằ, alors qu’Igor Minievitch est plus enclin à en vanter les mộrites, mờme s’ils peuvent apparaợtre minces : ôLe comitộ s’occupe des problốmes des immeubles, eau, chauffage, ascenseur,... et a un poids rộel face à l’administrationằ.
Précisons d’emblée une différence entre les deux comités. Si l’action se situe, dans un cas comme dans l’autre, au niveau d’un microrạon, quartier de taille modeste, les fondateurs ne sont pas dans la même situation pour deux raisons : d’une part, la taille des deux villes n’est pas comparable ; d’autre part, les deux initiateurs à Dolgoproudny sont candidats à l’ộchelon municipal, alors qu’à Omsk Andreù Golouchko se prộsente à l’élection régionale. Formellement, cela ne change rien au statut des comités, qui sont dans les deux cas indépendants des structures administratives, qu’elles soient municipales ou régionales. C’est à un autre niveau, celui des ressources politiques, du
587 Entretien le 10 octobre 1994.
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prestige et donc des capacités d’action que la différence se fait sentir. De ce point de vue, l’avenir du comité de Dolgoproudny aurait peut-être été différent si Iouri Charykine, même s’il n’était pas par ailleurs entrepreneur, avait été élu député de l’oblast de Moscou.