Ainsi que douze autres régions, Omsk a organisé en décembre 1995 l’élection du gouverneur en même temps que les élections législatives, alors que les élections dans les régions étaient prévues normalement pour 1996. Ce traitement de faveur de Moscou s’expliquait par l’habileté du gouverneur à négocier ce privilège et contribuait à montrer à la population que la région n’était pas oubliée. Mais il correspondait aussi à la volonté pour Moscou de faire un test de la popularité du pouvoir central, à quelques mois de l’élection présidentielle, auprès de gouverneurs réputés sûrs et assurés de leur élection373.
Élu confortablement avec 60% des suffrages en décembre 1995374, L. Polejaev a donc ajouté ainsi la légitimité du suffrage universel à l’ensemble des attributs de son pouvoir.
Quelques mois avant son élection en 1995, L. Polejaev, tout en déplorant le manque de moyens dont il dispose face aux demandes de la population, ne semblait en effet pas fõchộ d’ờtre perỗu comme le pốre omnipotent qui doit tout faire pour ne pas dộcevoir ses administrộs : ô je trahis quelque part mes zemliaki [mes ô pays ằ] mais je n’ai pas le cœur de briser la foi qu’ils ont en moi375 ằ.
Il lui a fallu pour cela s’exposer aux risques de la polarisation de la vie politique régionale. Le déroulement de la campagne a montré l’habileté stratégique du gouverneur à mettre en avant la logique d’autonomie politique de la région tout en ménageant ses relations avec Moscou. Le bloc préélectoral Omsk Priirtyshe, créé au printemps 1995, devait assurer à la fois l’élection du gouverneur et constituer la branche locale de Notre maison la Russie. L’intitulé de la structure affirmait d’emblée la distance et la priorité donnée à un ancrage régional376. Au fur et à mesure que l’échéance se rapprochait, le gouverneur a été amené à renforcer le caractère régional de sa campagne et s’est appuyé sur un comité de soutien ad-hoc qui a laissé isolés les candidats de Notre maison la Russie, le mouvement du Premier ministre Viktor Tchernomyrdine aux élections législatives, et entretenu des relations confuses et distantes avec les candidats locaux de NDR aux élections du Parlement russe qui se déroulaient le même jour. Le découplage entre le scrutin national et l’élection du
373 Trois sortants sur les 12 ne seront pas réélus à Tver, Novosibirsk et Tambov.
374Voir annexe 6 pour les résultats électoraux à Omsk.
375 Interview de L. Polejaev dans Rossijskaâ Federaciâ, n°23, 1995.
376 Omsk est situé au bord de l'Irtysh, l'un des grands fleuves de Sibérie.
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gouverneur a été manifeste, alors que le centre, en choisissant des régions loyales, travaillait à la constitution d’un ô parti du pouvoir ằ, reposant entre autres sur l’agrégation d’intérêts régionaux loyaux envers le gouvernement. Dans son étude générale sur ce premier cycle d’élection des gouverneurs en Russie, V. Golosof confirme ce qui a ộtộ observộ à Omsk : l’ộchec relatif de Nach Dom Rossiùa atteste l’impossibilité de transposer les regional bosses dans un système de parti traditionnel, et ceci tient moins à l’héritage et à la culture politique communiste qu’à la prégnance des enjeux régionaux (Golosof, 1997).
Deux sociologues qui ont étudié en détail son déroulement observent des particularités assez fortes de ces campagnes régionales par rapport à la campagne présidentielle ; si certaines filiales de partis peuvent, en raison d’une personnalité locale, avoir une visibilité dans la campagne que ce parti ne pourrait jouer au niveau national, cela ne signifie pas au contraire que les appartenances politiques en tant que telles aient joué un rôle. Le discours politique régional se caractérise par son apolitisme ou plus exactement sa mise à distance des partis, sauf dans les régions très marquées dans l’opposition communiste, ó l’appartenance politique peut jouer en faveur du candidat. Le candidat doit construire son image sur le thốme du gestionnaire solide qui connaợt et dộfend mieux que personne les intộrờts de la rộgion : ô en province, les gens font ce qu’ils ont à faire et ne s’occupent pas de rốglements de comptes politiques ằ (Šatilov & Nečaev, 1997 p.64).
Par ailleurs, la conscience politique régionale se construit autour de l’idée d’une relative stabilité de sa région opposée au chaos généralisé dans le pays. La monotonie de la vie provinciale devient une valeur refuge dans la mesure ó elle garantit un ordre ailleurs absent. Ainsi, les gouverneurs sortants insistent dans leur campagne sur ce qu’ils ont réussi à maintenir dans la région, formant ainsi les contours d’un gouvernement minimum qui leur sert pourtant d’image de marque. Ces auteurs citent ainsi Chuteev, responsable de l’administration à Koursk, qui déclare dans un discours aux habitants de la rộgion : ô Grõce à la stratộgie souple et à la tactique de l’administration rộgionale, on a réussi à contrer la crise destructrice que subit le pays. Toutes ces années, les habitants de l’oblast ont été approvisionnés en électricité, en gaz, en chauffage, en nourriture et autres services vitaux… ằ. Cet argument de fond servira à mettre en garde contre les risques d’aventurisme, de changements incontrôlés et de confrontation avec Moscou en
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cas de victoire de l’opposition. L’ennemi principal est la rupture d’un consensus régional autour d’un minimum vital chèrement acquis dans la région et avec le centre selon les dirigeants en place.
Dans la même veine, le candidat de l’opposition mettra l’accent sur la situation catastrophique du pays qui menace la stabilité de la région et que n’est pas ou n’a pas été capable de contrer le chef de l’administration et dans certaines régions, on remarque la construction d’un autre modèle, qui se place à un autre niveau de valeurs et permet ainsi à des inconnus d’entrer en scène et parfois de remporter la victoire : c’est le discours du ô salut rộgional ằ qui introduit à la fois une vision catastrophiste de la menace et des attentes correspondantes pour la région. Cette stabilité des gouverneurs s’inscrirait en discontinuité avec l’époque soviétique : les secrétaires d’Obkom n’étaient pas élus mais ne restaient jamais plus de quelques années dans un même poste, de peur que le réseau de relations constitué pour gérer la région ne constitue une menace pour les cercles moscovites.
Cette campagne électorale était aussi une première occasion de tester deux éléments qui vont ensuite beaucoup peser sur le déroulement des scrutins : l’utilisation de la
ô ressource administrative ằ par les candidats dộjà en place, particuliốrement dans l’exécutif, et le recours massif et parfois sans discernement aux conseillers en communication et marketing politique377 qui usent et abusent des Pi-ar (acronyme de public relations prononcộ en russe), dans leur version ô blanche ằ -travail sur une image positive du candidat client, montage d’initiatives sociales ou humanitaires - ou ô noire ằ -fabrication de dossiers fallacieux –les kompromaty - contre des candidats, candidature de plusieurs homonymes de l’adversaire pour disperser ses voix, collage de faux tracts de l’adversaire à des endroits interdits…378.
En 1998, le Gouverneur avait consolidé son autorité en constituant une sorte de parti du Pouvoir avec les groupes économiques et financiers émergents dans la région. Il faut préciser ici que, contrairement à de nombreuses autres régions russes, la continuité des hommes n’est que relative au sommet. Tous ceux qui occupaient dans le parti
377 Cette profession est d’ailleurs devenu le point de chute ou le gagne-pain, fort lucratif bien que risqué en cas d’échec, de nombreux sociologues et politologues, particulièrement en province, attirés par la multiplication des scrutins régionaux et locaux.
378 Observations lors de la campagne à Omsk, décembre 1995. Voir aussi Favarel-Garrigues, Rousselet (2004, p. 83) sur ces techniques électorales et les manuels russes cités.
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d’importantes fonctions avant 1991 ont quasiment disparu, à l’exception de L. Polejaev et du Président de l’Assemblée, V. Varnavski. Processus parallèle ou conséquence directe, il semble s’être opéré une disjonction entre le sommet de l’élite politico- administrative et les administrations, qui sont a priori un des fondements du pouvoir du gouverneur et un moyen de pression éventuels sur des concurrents, politiques ou économiques : à terme, et aussi en fonction de la situation générale en Russie, ce processus peut se révéler payant pour le gouverneur s’il est une libération des contraintes du clientélisme, de la corruption ou simplement de l’incompétence et permet l’élaboration de législations et la mise en place de politiques régionales. La politique mise en œuvre dans le secteur pétrolier avec l’exemple de Sibneft (cf. infra la section suivante de ce chapitre) est une illustration de ce changement induit par l’élection, dans la mesure ó le gouverneur semble sortir de sa réserve pour s’engager dans les manœuvres politiques fộdộrales, alors que jusque là, la rộputation de rộgion ô rouge ằ379 l’en avait plutôt tenue à l’écart.
A l’approche des élections parlementaires de 1999, alors que la Russie traverse une période de forte instabilité politique, les leaders régionaux tentent différentes stratégies pour constituer une force politique à même de peser sur les choix nationaux. Sur le plan électoral, certains gouverneurs tiennent si bien leur région qu’ils peuvent assurer à Moscou les ô bons rộsultats ằ lors des scrutins nationaux. Forts d’une autonomie acquise en grande partie grâce au centre ou qu’il a en tout cas autorisé, pressentant la fin du régime Eltsine dont ils espèrent pouvoir orienter la succession, les gouverneurs décident de provoquer la rupture dans la relation avec le centre et participent activement en prévision des élections législatives de 1999 à la constitution de blocs alternatifs au Parti du pouvoir Notre maison la Russie380 qui agrégeait autour du premier ministre Viktor Tchernomyrdine depuis 1995 la plupart d’entre eux. Mais les gouverneurs avaient manifestement sous estimé la volonté de ce dernier de conserver le contrôle, y compris et surtout sur la désignation de son successeur. (Blakkisurd, 2003,
Fidèle à sa prudence, gouverneur d’Omsk ne prend pas parti pour l’un ou l’autre bloc préélectoral en voie de constitution depuis fin 1998. Absent du bloc La voix des régions
379 en raison des votes majoritaires pour le KPRF et d’autres listes ou candidats de la mouvance dite
ô brun-rouge ằ au milieu des annộes 1990 lors de tous les scrutins nationaux. Voir infra pour une présentation de ces régions.
380 Naš dom Rossiâ
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constitué en janvier 1999 par le gouverneur de Samara Konstantin Titov, il ne rallie pas non plus le mouvement la Patrie (Otetchestvo) du maire de Moscou. Son nom est en revanche mentionné dans le nouveau regroupement régional Toute la Russie (Vsia Rossia), autour du président du Tatarstan Mintimer Chạmiev et de la fraction déjà représentée au Parlement Régions de Russie.
En juillet 1999, l’administration régionale décide d’avancer au 5 septembre l’élection du gouverneur, initialement prévue pour le mois de décembre - en même temps que les élections à la douma, comme en 1995, mais cette fois dans le but de faire obstacle aux tentatives du Maire d’Omsk Valery Rochtchoupkine pour être candidat au poste de gouverneur. Après une campagne électorale forcément très réduite – en plein été de surcroợt, le gouverneur L. Polejaev est ộlu au 1er tour avec 59% des suffrages, soit le même score qu’en 1995. On peut alors constater que pour la région d’Omsk, le gouverneur est en situation de contrôler l’ensemble des processus économiques, administratifs et politiques, voir judiciaire via son influence sur la justice et les agences de maintien de l'ordre dans la région. Est-il pour autant le Tsar i bog ? Non, sans doute, dans la mesure ó si sa domination est incontestable, elle doit pour se maintenir tenir compte d’un certain nombre d’acteurs et d’intérêts, notamment économiques, dans la région, dont les stratégies se sont largement complexifiées au cours de la décennie 1990.
Le gouverneur doit aussi compter avec les intérêts politiques du pouvoir fédéral, toujours prompt à demander des comptes sur les résultats électoraux des scrutins fédéraux, parlementaires ou présidentiels ; enfin il doit aussi tenir compte des attentes de la population.
En octobre 1999381, L. Polejaev quitte le bloc Vsia Rossia et figure parmi les premiers dirigeants régionaux à rejoindre le nouveau parti du pouvoir Unité (Edinstvo), machine politique du premier ministre Poutine en prévision des élections parlementaires de décembre 1999, destinée notamment à éliminer la liste commune Patrie-Toute la Russie (Otetchestvo-Vsia Rossia) constitué par l’alliance entre le maire de Moscou Iouri Loujkov et l’ancien Premier ministre E. Primakov. Rallié au président Poutine, il n’en continue pas moins de plaider pour un rôle politique plus important pour les
381 Russian Regional Report Vol. 4, No. 37, 7 October 1999 ; RFE/RL Russian Federation Report Vol. 1, No. 32, 6 October 1999.
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gouverneurs382 tout en tentant de gommer le poids électoral de l’opposition communiste qui reste fort. Pourtant, l’échec des deux blocs de 1999 sur lesquels avaient misé de nombreux leaders régionaux n’est que la première étape d’une série de coups portés au pouvoir des gouverneurs.