Au printemps 2000, le président nouvellement élu V. Poutine, qui ne cache pas son intention de s’attaquer au pouvoir qu’il considère comme exorbitant des fiefs régionaux, annonce deux réformes lourdes de conséquences pour les exécutifs régionaux383 : tout d’abord la crộation de sept ô super-rộgions ằ avec à leur tờte des reprộsentants majoritairement issus des structures de force, spécialement mandatés pour rétablir l’autorité de l’État et de la législation fédérale au sein des sujets de la Fédération ; ensuite, la réforme du conseil de la Fédération qui prive les gouverneurs de leur siège dans la Chambre haute du Parlement. La loi est votée à une très large majorité par une douma qui pour la première fois depuis 1993 est acquise au président. Les Gouverneurs comprennent que la cause est perdue et se rangent sans grande résistance aux nouvelles règles du jeu, satisfaits de conserver un certain pouvoir dans leur région à défaut de conserver leur stature fédérale.
Quel bilan peut-on faire de ces gouvernements des responsables régionaux pendant la décennie 1990 ? La logique des réseaux de relations au cœur de l’exercice du pouvoir est un des éléments du fonctionnement du système local russe, mais au-delà de sa valeur descriptive, l’accent mis sur ce point permet de s’interroger sur les modalités du pouvoir, notamment sur le ô flou ằ des rốgles et le caractốre informel des relations qui sont souvent évoqués, soit pour souligner les incertitudes ou les manques juridiques et institutionnels qui nuisent à un ô fonctionnement normal ằ du pouvoir, soit pour mettre en avant, dans une approche à la fois libérale et culturaliste, des modes inédits d’ajustement et de souplesse, nouvelle variante d’une spécificité russe ou évaluation positive de la négociation non contrainte telle qu’elle peut se pratiquer dans les sociétés postindustrielles occidentales. Les réseaux peuvent avoir une fonction de substitution,
382 Russian Regional Report Vol. 4, No. 44, 23 November 1999.
383 Voir la conclusion pour plus de précisions sur ces réformes et sur les événements postérieurs à l’arrivée au pouvoir de V. Poutine.
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politique, économique, sociale, dans des structures mal établies. Ils peuvent alors être compris comme la réponse de la société au pouvoir qui lui joue sur le flou et sur l’incertitude dans des stratégies de contournement. De ceci découle une analyse qui peut en faire un mode d’organisation temporaire et palliatif ou un mode constitutif des relations de pouvoir et du lien social.
Il serait cependant faux de penser que ce nouveau régime emporte tout sur son passage, et à ce titre, Omsk comme Kalouga sont de bons exemples de ce qui à l’époque a été perỗu comme les rộsistances puis les survivances du systốme, et qui peut ờtre vu avec le recul comme un réaménagement du pouvoir : avec des changements de personnes et d’équipes plus ou moins radicaux selon les lieux, un exercice du pouvoir qui se différencie peu de l’ancien du fait de l’affaiblissement progressif du contre pouvoir que constituent les soviets. En revanche, les politiques économiques, la transformation des relations entre le pouvoir économique et le pouvoir politique constituent de vraies ruptures.
Il reste à définir si ces politiques pourraient être les vecteurs de la mise ne place d’une
ô gouvernance rộgionale ằ comme mode de gouvernement dont les principes mờme sont l’interaction entre acteurs d’un territoire, et la rencontre des institutions et des organisations informelles (Le Galès 1998). Si l’on observe une stabilisation du pouvoir politique dans la région d’Omsk (même si cette stabilisation se fait sur fond de conflits importants), cette condition nécessaire n’est toutefois pas suffisante pour que soient formées les bases d’une gouvernance qui suppose des régulations stables - qu’elles soient assurées par l’État, le marché ou par des principes de réciprocité et coopération -, des normes définissant les interactions, et des institutions à la recherche de nouveaux modes de coordination.
Les principes d’horizontalité et de pluralité d’acteurs qui dominent dans l’idée de la gouvernance semblent fortement s’opposer à nos observations pour le cas russe, qui laissent apparaợtre d’une part la prộgnance des relations verticales -de surcroợt non dénuées d’autoritarisme- dans l’exercice du pouvoir, et d’autre part la présence d’un faible nombre d’acteurs. La gouvernance suppose un fort désengagement de l’État en tant qu’acteur régalien et centralisé mais il s’y substitue une institutionnalisation des processus politiques, sociaux et économiques, notamment au niveau local, les institutions étant comprises ici comme les règles du jeu et les contraintes qui pèsent sur
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les individus y compris les acteurs principaux du système politique (Gel’man, 2004 ; North, 1990). Or, si l’on peut en effet constater dans les villes et les régions russes des années 1990 un fort désengagement de l’État fédéral, ce n’est pas pour autant que cela laisse la place à des ô compromis institutionnalisộs ằ entre une pluralitộ d’acteurs pour assurer régulation et coordination.
Par ailleurs, on oppose parfois le polycentrisme des réseaux de pouvoir et d’action publique à l’œuvre dans la gouvernance à la démocratie locale classique, notamment au principe électif (Hermet, 2005). Sur ce point, on peut considérer dans le cas russe que l’effacement progressif du jeu politique démocratique local après 1991 et plus encore après 1993, ainsi que la faiblesse du débat public, qui laissent au premier plan les réseaux et relations de clientèle entre les différents acteurs locaux, pourrait relever d’une forme particulière de gouvernance. Toutefois, l’acception classique de gouvernance suppose une pluralité d’acteurs mais aussi de multiples sources de sens et de pouvoir, parmi lesquels la société civile et les mouvements sociaux qui ont une large place dans la définition des objectifs et des agendas, ainsi que dans l’élaboration plurielle d’un référentiel. Cela n’est à l’évidence pas le cas dans la Russie des années 1990 pour laquelle on s’est attachée à montrer le défaut d’acteurs sociaux et politiques au profit des pouvoirs administratifs et économiques. Par ailleurs, la forte asymétrie qui caractérise le clientélisme dominant en Russie est elle aussi très éloignée de l’idée de gouvernance.
La plupart des analyses convergent par ailleurs pour montrer que si l’on est parvenu à une certaine stabilisation des régimes politiques régionaux à la fin des années 1990, c’est sous la forme d’un ô autoritarisme rộgional ằ (Gel’man, 1996 ; 2003a), et non d’un rộgime dộmocratique, mờme assorti du principe de l’ộlection, qui apparaợt bien ici comme une condition nécessaire mais loin d’être suffisante à un exercice démocratique du pouvoir. Ce principe lui-même, s’il semble acquis en 1995-1996 comme un atout supplémentaire dans la construction du régime politique régional, est en réalité déjà vacillant quelques années plus tard lorsque l’exercice du pouvoir et le contrôle sur les politiques régionales ont rendu les gouverneurs, au moins une partie d’entre eux moins enthousiastes vis-à-vis du suffrage universel. Espérant que leur poids économique et leur loyauté assureront leur pérennité mieux que les électeurs, certains n’hésitent pas, en 1999, à souhaiter plus ou moins ouvertement que l’on revienne sur le principe de
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l’élection des gouverneurs, craignant pour certains la sanction du suffrage universel et pour d’autres que la loi ne leur permette pas de briguer un nouveau mandat384.
S’interroger sur l’idée de gouvernance appliquée au cas russe permet aussi de revenir à un couple de notions souvent utilisées, l’indifférenciation entre fonctions économiques et politiques qui aurait caractérisé le fonctionnement du système soviétique et le passage à une diffộrenciation fonctionnelle, perỗue comme un horizon indispensable pour la sortie du soviétisme et la modernisation rationnelle de l’économie et du pouvoir. Or, si cette différenciation est la condition nécessaire à toute application du concept de gouvernance, elle est loin d’être une condition suffisante et la précède de très loin dans l’historique des modes d’exercice du pouvoir. Dans le cas russe, nous montrons plutôt que d’une part, une certaine différenciation au sens d’une pluralité d’intérêts et de jeux d’acteurs préexistaient à la disparition du régime soviétique, et que d’autre part le processus de transformations a laissé fortement imbriqués pouvoir politique et puissance économique.
On aimerait en conclusion de cette section revenir sur deux questions que nous semblent poser cet ensemble d’observations et de réflexions. D’une part, le discours sur l’État dans la Russie de cette période. On constate une profusion de discours contradictoires, qui s’organisent autour de deux propositions principales : soit on affirme que l’État a gardộ la maợtrise de l’ensemble des processus, soit qu’il ne contrụle ni ne rộgule rien et qu’il laisse se développer clientélisme, corruption et constitution de fiefs à sa périphérie.
On voit bien la dimension normative ou idéologique qui peut se cacher derrière chacune de ces propositions selon que l’on opte pour une critique libộrale en accusant le ô trop d’ẫtat ằ faisant obstacle aux rộformes ou au contraire que l’on reprochera à l’ẫtat de s’être beaucoup trop désengagé en engageant les réformes économiques du début des années 1990.
A cette question se rajoute celle du terme de réseaux, que l’on a abondamment utilisé dans ce chapitre, sans doute plus par commodité descriptive que par choix théorique. Si l’influence des relations personnelles, issues pour nombre d’entre elles de la période soviétique, semble s’imposer à l’observateur de la réalité locale et régionale pour
384 Mihail Afanas’ev. ô Ne po narodnomu izmenčivomu mneniỷ: regional’naõ ốlita hochet vnov’ sdelat’sõ nomenklaturoj ằ (Pas par la volontộ versatile du peuple : L’ộlite rộgionale veut redevenir une Nomenklatura), Itogi, 23 mars 1999.
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décrire des mécanismes de l’exercice du pouvoir, qu’il s’agisse de la gestion très technique des services municipaux ou des manœuvres de la ô seconde ộconomie ằ dans la période post-privatisation, il n’est pas certain que le terme ait une valeur explicative.
Le terme d’institution informelle pourrait peut-être, in fine, permettre d’articuler le questionnement autour des réseaux et celui autour de la gouvernance (Bruckner, 1995 ; Gel’man, 2004).
Nous verrons en conclusion comment les politiques conduites par le président V.
Poutine depuis 1999 s’inscrivent en rupture ou en continuité avec ce qui a été observé pour cette période. Nous allons à présent rendre compte de la manière dont ce que l’on vient de décrire et d’analyser dans l’exercice du pouvoir local et régional s’inscrit dans un ensemble de relations particulières qui caractérisent la Russie post-soviétique telle qu’elle tente de mettre en place un certain type de fédéralisme et d’instaurer un niveau de ô pouvoir ằ particulier, celui de l’auto-administration locale.
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