I.2. Une crise annoncée : la marginalisation progressive des soviets
I.2.1. Conservateurs contre démocrates : une brutale inversion des rôles
Ce qui nous a le plus frappé dans l’observation de l’action des différentes instances du pouvoir entre 1991 et 1993, c’est un déplacement ou même souvent une inversion des positions politiques, à la fois perỗus par les acteurs et perỗus par ceux qui les
ô labellisent ằ à l’extộrieur. Les administrations se sont mises à incarner le pouvoir ộtiquetộ ô dộmocratique ằ, au nom de la victoire de B. Eltsine à Moscou et de l’efficacité réformatrice, contre les Soviets, instances élues qui pouvaient se targuer d’une plus grande légitimité démocratique mais se voyaient accuser de conservatisme.
La manière dont les problèmes concrets sont traités, les relations entre les deux branches du pouvoir local témoignent d’une confrontation largement construite par la branche qui prend peu à peu largement le pouvoir sur l’autre : l’administration. Au nom de la lộgitimitộ qui lui serait confộrộe par une ô essence dộmocratique ằ, le plus souvent validée par Moscou, elle s’arroge le monopole des décisions.
Face au problème du nombre pléthorique de députés locaux issus des élections de 1990 et à l’ampleur des nouvelles tâches qui se posent aux instances locales, un soviet restreint (malyù soviet), composộ d’une partie seulement des dộputộs, avait ộtộ instaurộ pour mener un travail plus efficace, avec des réunions beaucoup plus fréquentes. Il comprend notamment les responsables des commissions qui exercent leurs fonctions sur une base permanente. Il se crée ainsi une dualité à l’intérieur même du pouvoir reprộsentatif, le soviet restreint exerỗant un rộel pouvoir et tộmoignant d’un dộbut de professionnalisation politique232.
232 Le président du soviet quant à lui, élu parmi les membres de celui-ci, possède des fonctions très formelles, sans rapport avec celles du responsable de l’administration.
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Des mécanismes de résolution des conflits sont prévus par la législation, mais lorsque ceux-ci ne vont cesser de croợtre au cours des annộes suivantes (1992 et 1993) entre instances exécutives et représentatives, on va s’apercevoir que ces mécanismes posent eux-mêmes problème et traduisent une dissymétrie des pouvoirs au profit du soviet : ce dernier peut en effet annuler les actes de l’administration et voter la défiance alors que l’administration ne peut vis à vis du soviet qu’intenter une action en justice. En annulant systématiquement tous les actes de l’administration, le soviet peut donc théoriquement réussir à paralyser le fonctionnement du pouvoir local. Mais les administrations ont pu dans de très nombreux cas passer outre ces obstacles juridiques et mener à bien leur politique233.
En 1990, l’enjeu ộtait formalisộ ainsi : ô (…) Au niveau local, contrairement au niveau national, il y a un lien quasi-direct des députés avec leurs électeurs, le député sera le porte-parole des intộrờts d’un groupe de la population ằ234. Il devient de bon ton en 1991 et 1992, surtout lorsqu’on se dit démocrate et réformateur, de critiquer les soviets, le comportement irresponsable de leurs membres, leur amateurisme, sans doute leur existence même comme institution survivante -jusque dans son nom- de l’ancien régime. On pense que la société est saturée des meetings, des luttes politiques et qu’il est temps de laisser les gens sérieux travailler. Au mieux, on concédera que le système du soviet, dans la tradition russe, peut fonctionner à l’échelle d’une petite commune, d’un village, là ó les décisions sont peu complexes et sans grand enjeu.
De leur côté, les nouvelles administrations locales affichent l’assurance qu’elles sont dans leur bon droit et qu’elles agissent pour le bien public, face à des soviets qui leur mettent les bâtons dans les roues. Dans la ville de Tagan-Rog, une ville moyenne du sud de la Russie235, un long échange entre les deux instances, administration et soviet, quelques mois avant la dissolution brutale de ce dernier, résume et éclaire une situation
233 Le cas de St-Pétersbourg, est aussi un exemple d’une vie locale dominée pendant toute la période par ce conflit horizontal entre le soviet et l’administration, qui a pu conduire à une certaine paralysie du fonctionnement notamment lorsque le soviet bloquait le vote du budget, mais qui dans les faits n'a pas empêché l'administration de mener à bien une bonne partie de ses projets.
234 Driaguine V.V., "Nous sommes tous des informels", archives Guepisentr.
235 La ville de Tagan Rog (ville natale de Tchekhov) est située dans l’oblast de Rostov sur le Don, au bord de la mer d’Azov. Ses caractộristiques socio-dộmographiques et politiques ô moyennes ằ en ont fait une ville test et un terrain de recherche régulier pour les sociologues et ce depuis les débuts des enquêtes sociologiques autorisées en Union Soviétique. C’est dans cette ville que l’équipe de recherche franco- russe (menée pour la France par Alexis Berelowitch et Michel Wieviorka du CADIS et pour la Russie par l’équipe de Leonid Gordon et Edouard Klopov de l’institut du mouvement ouvrier de l’Académie des sciences), avait choisi de mener ses enquêtes de terrain sur les acteurs politiques locaux.
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certes conflictuelle, mais ó l’on sent aussi la volonté de ne pas exagérer les divergences, face à la situation objectivement très difficile de la ville sur le plan ộconomique et financier. Un membre du soviet se plaint que ô le pouvoir ộlu n’a pas les moyens d’agir ằ sur la situation gộnộrale et se plaint de la maniốre dont s’effectue la prise de décision, sans tenir compte de l’avis du soviet. Le chef de l’administration, sûr de son bon droit et du gage d’efficacitộ que reprộsentent les ô administrateurs ằ, rộtorque: ô les ộlus jouent la politique du pire mais nous ne rentrons pas dans ce jeu car la population ne nous pardonnera pas une aggravation de la situation ằ236.
A Dolgoproudny, la situation au début des années 1990 est caractérisée par une polarisation politique forte : à la concentration du pouvoir par l’administration, répond une opposition vigoureuse au sein du soviet mais aussi à l’extérieur, de la part de différentes forces politiques. V. Diatchenko, responsable de l’administration depuis 1991 est un ancien membre du Parti, présent sur les listes démocrates dès 1990 avec une petite équipe issue du prestigieux institut scientifique localisé sur la ville, le MFTI237. Les clivages conservateurs vs. réformateurs sont d’emblé déterminants : entre 1990 et 1991, le comité exécutif (ispolkom) est aux mains des conservateurs, tandis que les dộmocrates sont rassemblộs dans le soviet restreint (malyù soviet), avec comme président V. Diatchenko. Après aỏt 1991, tous les députés du soviet restreint partent dans la nouvelle administration, leur président devenant responsable du nouveau pouvoir exécutif municipal. Les autres membres du soviet se sont dès lors retrouvés sur une ligne d’opposition dure avec le nouveau responsable de l’exécutif et la politique de son équipe.
Lors de la session de novembre 1992 du soviet municipal, qui réunit 130 députés, les responsables de l’administration se demandent ô que dire aux dộputộs, sinon que les deux ans et demi ộcoulộs ont ộtộ trốs difficiles ằ238. L’attitude de modestie et quasiment de contrition d’un pouvoir exécutif conscient que les comptes qu’il rend devant les représentants du peuple ne sont pas brillants, se meut rapidement en réflexion désabusée -ô Personne ne comprend le rụle de l’administration locale, pas mờme le soviet ằ- puis
236 Discussion de groupe entre membres de l’administration et du soviet municipal à Tagan Rog, 15 mai 1993, dans le cadre de la recherche franco-russe pilotée par A. Berelowitch et M. Wieviorka.
237 Moskovskij Fisiko-Tehničeskij Institut (institut physico technique de Moscou, ou encore ô fiztekh ằ.
Voir l’annexe n°1 pour la présentation de la ville.
238 Entretien avec V. A. Diatchenko, responsable de l’administration locale de Dolgoproudny et T. L.
Alabieva, son adjointe, 30 octobre 1992
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en critique envers le pouvoir ộlu : ô Ce ne sont pas des professionnels ; ils ne comprennent pas les problốmes mais veulent simplement le pouvoir ằ. Et à la question qui se pose fin 1992 dans la ville, la nécessité d’organiser de nouvelles élections locales, la réponse du responsable de l’administration est révélatrice de l’état d’esprit régnant à cette pộriode : ô les gens ne sont pas prờts ; ils iraient chercher n’importe quel populiste ằ239.
A Saint-Pétersbourg, on pouvait dresser à la mi-1993 un premier bilan du travail du Soviet : alors que les sessions purement formelles d’enregistrement des soviets duraient auparavant deux ou trois jours, la première session du soviet élu en 1990 a duré 4 mois : pas moins de 28 commissions ont été créées. Si celles-ci travaillent beaucoup, leur efficacité n’est pas jugée très grande et surtout, l’exécutif de la mairie travaille de son cụtộ : ô chacun est à ses affaires ằ240. L’opinion commence à se rộpandre que la paralysie de l’exécutif est due aux obstacles posés par le soviet à l’avancée des rộformes, mais, considốre ce dộputộ : ô c’est un mythe en rộalitộ, le pouvoir lộgislatif n’empờche pas l’exộcutif d’agir ằ241, comme le montre l’exemple de la privatisation du logement, programme conjoint de la mairie et du soviet de Saint-Pétersbourg, décidé et mis en œuvre à la session du soviet, achevé le 29 avril 1993. Et c’est le même mythe que l’on retrouve activé pendant cette période au niveau central.
A Dolgoproudny, les députés de 1990 eux-mêmes, portent un jugement très sévère sur cette pộriode : ô L’ispolkom ộtait aux mains des conservateurs. Peu à peu, renversement, les dộmocrates ont formộ le malyù soviet puis ont quittộ le soviet pour l’administration locale. Le soviet est ensuite restộ aux mains des conservateurs ằ242. Pour V. Novikov,
ô C’ộtait trốs difficile de travailler dans le soviet. Officiellement, il y avait 130 dộputộs mais la plupart ne faisaient rien. Seuls les 20 membres du soviet restreint étaient actifs, dont seulement deux reprộsentaient le courant dộmocrate ằ243.
Vitali Tchernikov, qui a occupé à Kalouga les deux fonctions exécutive et représentative – il a été président du soviet municipal en 1990 avant d’être nommé responsable de l’administration municipale en 1991- victime de l’opposition du soviet
239ibid.
240 Entretien avec V. Maximov, député local et sociologue, St Pétersbourg.25 avril 1993.
241 Id.
242 Entretien avec Boris Borissovitch Nadejdine, le 7 octobre 1994.
243 Entretien avec V. A. Novikov, Dolgoproudny, 8 octobre 1994.
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alors qu’il était ferme partisan d’un pouvoir représentatif, tente d’expliquer les raisons de la montée du conflit en faisant le lien avec la question de l’auto-administration locale :
ô Le stade idộal de dộcentralisation aurait pu consister en une lộgislation au dessus des deux pouvoirs exécutif et législatif. au lieu de cela, on a créé un système de poupées russes avec deux lignes de tension, une verticale et une horizontale, qui perpétuait en bas le conflit entre le président et le Soviet suprême à Moscou. Peu à peu, les soviets locaux sont devenus conservateurs alors qu'ils venaient des mêmes cercles réformateurs que les responsables d’administration issus des ispolkomy (comité exécutif). La lutte pour le pouvoir est en partie née d’une absence de répartition des compétences. Le soviet voulait se mêler de tout alors que l'administration voulait être un vrai pouvoir exécutif responsable de ses actes, ensuite approuvés ou sanctionnés par le soviet. Les chefs d'administration se sont retrouvés à la fois responsables devant l'administration fédérale et devant le soviet, avec la charge d’appliquer le programme économique du président même si ce programme était rejeté par la majorité des électeurs. L’alternative était soit le conflit avec le pouvoir fédéral, soit le conflit avec le soviet. Au fur et à mesure que le conflit au sommet s’aggravait, le président et son entourage s’appuyait de plus en plus sur les régions et les territoires, les plus conservateurs, au détriment des villes ó se trouvait la majoritộ des dộmocrates et donc son ô soutien naturel ằ. D'ú l'erreur énorme selon lui d'avoir en 1993 interdit les soviets municipaux, ó se trouvaient les plus démocrates et d'avoir en quelque sorte protégé les soviets d'oblast ằ244.
A posteriori, certains relisent cette pộriode positivement, ainsi à Omsk : ô Jusqu’en octobre 1993 c’était quand même plus facile, il y avait un pouvoir représentatif, on allait plus ou moins vers la démocratie. J’ai assisté à toutes les sessions du soviet de l’oblast ; Polejaev [le responsable de l’administration régionale] était obligé de passer des compromis ; il ne pouvait pas prendre une décision sans en convaincre les députés ; il y avait au moins un contrụle ằ245.
Dans les discours, c’est l’intérêt général qui devient peu à peu l’enjeu principal du conflit qui oppose administrations et soviets. Les uns et les autres s’accusent de vouloir uniquement prendre le pouvoir, la différence entre les deux étant que l’administration prend réellement le pouvoir car c’est à elle qu’est confiée la tâche principale de mener à bien les réformes économiques localement, et notamment de gérer les privatisations.
244 Entretien avec Vitaly Tchernikov, responsable de l’administration municipale de Kalouga de 1991 à mars 1994, 27 octobre 1994.
245 Entretien avec Sergueù Bogdanovski, rộdacteur en chef de l'hebdomadaire rộgional Oreol, 22 mars 1995.
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Au motif qu’il ne faudrait qu’ô un seul pilote dans l’avionằ, l’argument de l’efficacitộ est utilisé abondamment par les administrations au détriment du fonctionnement démocratique.
A Tagan-Rog, les propos du responsable de l’administration expriment clairement l’existence séparée des deux pouvoirs et la prééminence assumée de la branche exộcutive : ô ce n’est pas qu’on ne les aime pas, d’ailleurs avant on travaillait ensemble, mais il faut du rộalisme ằ. Il prộfốre minimiser les problốmes (ô en fait 90% des propositions de l’administration ont ộtộ approuvộes par le sovietằ), tout en concluant à la vanitộ de ces discussions : ô De toutes faỗons, on est pauvres, il n’y a rien à discuter.
Tout porte sur des questions morales ou de principe ằ.
À Omsk, Russie démocratique s’est peu à peu éteinte en 1993. Une partie est passée du côté des partisans inconditionnels d’Eltsine, souvent sur la ligne de l’administration et sur la ligne moscovite.
ô Nous on voulait d’abord dộfendre les intộrờts d’Omsk ; on n’est pas autonomistes, la Russie c’est important mais le pays, c’est l’union des intérêts de différents groupes de la population ; le processus doit aller des citoyens vers l’Etat ; (…) Le problème des démocrates est que ce sont des gens qui se sont eux-mờmes appelộs ainsi. Les bolcheviques ont gagnộ ằ en 91 avec Gạdar ; nous on est les Mencheviks ằ246.
ô Je n’ai jamais ộtộ trốs radical, mờme en 90-91 quand beaucoup l’ộtaient ; mais j’étais pour une épuration au moins au sommet. Car ce sont très souvent les anciens apparatchiks qui ont accaparé les nouveaux postes et profité de la situation ằ247.
Un des dộputộs du malyù soviet de Tagan Rog surenchộrit : ô je ne suis pas un radical, il y a malentendu. Au dộpart je soutenais le travail de l’administration ằ. Un autre conteste l’hypothèse proposée pour sortir du conflit - renoncer aux structures partisanes - en insistant sur la nécessité de l’existence de députés radicaux et en se plaignant d’être traités d’irresponsables.
L’aile démocrate du soviet municipal à Omsk s’est ainsi divisée après aỏt 1991 en deux camps, un groupe souvent qualifiộ de ô combattants ằ, nouveaux idộologues pour qui seul comptait le combat contre le système communiste et qui considéraient avoir
246 Entretien avec Viktor Korb, 30 mars 1995.
247 Entretien avec Leonid Zorine le 6 décembre 1995.
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acquis une victoire finale et un groupe qui, selon les paroles d’un ancien député appartenant à cette deuxième tendance, voulait changer l’exercice du pouvoir et avait clairement une autre vision du monde, mais pouvait par exemple envisager de s’allier aux communistes pour la rộsolution d’un problốme concret de la ville : ô On a ộtộ en désaccord avec Minjourenko quand il a voulu, en créant Vybor Rossii [Choix de la Russie, la formation libérale d’Egor Gạdar] dans la région, refaire à nouveau les
ô blancs ằ et les ô noirs ằ. Mais moi je suis en couleurs ; le monde est en couleur.
L’important c’est le pluralisme ằ248.
Le regard porté par l’ancien maire de Kalouga, Vitaly Tchernikov, issu de la génération démocrate de 1989-1991, mais pas du monde des coopérateurs, à la différence de Iouri Chọkhets le maire d’Omsk249 à cette même période, témoigne de ce conflit et de l’effet structurant des positions occupées par les uns et les autres sur leurs positions politiques.
ô Peu à peu, les soviets locaux sont devenus conservateurs alors qu’ils venaient des mêmes cercles réformateurs que ceux qui sont entrés en 1992 dans les administrations ; le soviet voulait se mêler de tout alors que l’administration voulait être un vrai pouvoir exécutif responsable de ses actes. Les responsables d’administration se sont ainsi retrouvés pris en tenaille entre deux responsabilités : devant l’administration présidentielle dont ils devaient mettre en œuvre les réformes même si la majorité des citoyens était contre, et devant le soviet. Il fallait choisir entre le conflit avec le soviet et le conflit avec le Prộsident ằ250.