CHAPITRE I Le pouvoir local et régional dans l’expérience soviétique : une clé pour
II.3.2. Le Parti entre contrôle, mobilisation et coordination
II.3.2.4. Stabilité et instabilité des groupes dirigeants
Dans les débuts de la période stalinienne, Staline gouverne avec ceux que M. Lewin nomme les Staliniens, groupe de fidèles formés à l’époque de la guerre civile. Ce groupe dirigeant, s’il pratique déjà la répression, fonctionne aussi sur le mode d’un contrat social avec certaines catégories sociales (experts, paysans, intelligentsia qui conserve une certaine marge de manœuvre). Au tournant des années 1930, pris dans le jeu de la refonte en profondeur du système qu’il a lui-même mis en place, ce groupe dirigeant va disparaợtre, remplacộ par un corps de fonctionnaires soumis qui donne naissance à une nouvelle organisation politique et administrative (Lewin 1991, 38), caractéristique du stalinisme proprement dit.
Au delà de la déstalinisation et du dégel observé pendant ses premières années, notamment en matière culturelle, la période khrouchtchévienne se caractérise par la
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volonté de restaurer la primauté de la direction du Parti du sommet jusqu’à la base, en s’appuyant sur la population pour reconstruire une certaine pureté idéologique dévoyée par le stalinisme tout en préservant l’autorité incontestée d’un leader. C’est donc sous l’impulsion de N. Khrouchtchev, que prennent naissance un certain nombre d’initiatives visant, aprốs Staline, à restituer au ô peuple soviộtique ằ son pouvoir. Partiellement motivées par la volonté au sommet de casser les oligarchies, notamment les réseaux clientélistes régionaux mis en place sous Staline et de restaurer ce que l’on appellerait aujourd’hui une ô verticale du pouvoir ằ88 à partir du Parti, ce sont ces initiatives qui se traduisent notamment par la mise en place ou la réactivation de structures de base d’encadrement et de participation de la population (voir infra la section 4 de ce chapitre).
Conséquence des fortes résistances auxquelles se heurtent ces tentatives, cette période est aussi celle d’une grande instabilité du pouvoir, les élites régionales étant constamment prises entre deux feux, celui des pressions du centre ou du sommet du pouvoir et celui de revendications organisées et canalisées en bas. La centralisation et le caractère autoritaire du système, l’obligation de passer pour toute décision par le pouvoir administratif et politique exacerbent les tensions entre le leader central et les oligarchies régionales, menacées régulièrement d’en haut et d’en bas, notamment entre 1957 et 1964, au cours des luttes politiques au sommet entre Khrouchtchev et d’autres groupes de dirigeants, notamment le ô groupe anti-Parti ằ89. Les dirigeants avaient pris l’habitude d’utiliser les pressions d’en haut (échelons supérieurs du Parti) et d’en bas (comités locaux, comités d’usines, soviets éventuellement) pour contourner ou réduire les oligarchies. Mais le frein d’en bas s’explique aussi pour des raisons structurelles, de génération : la génération d’après Staline n’arrive aux responsabilités qu’au début des années soixante et la génération précédente ne s’est débarrassée que très progressivement de la peur et des inhibitions de la période stalinienne. Ce sont sur ces peurs et l’immobilisme qu’elles engendrent que Khrouchtchev s’est appuyé, tentant de faire en sorte de remédier suffisamment aux mécontentements et frustrations à la base
88 Structure hiérarchisée des différentes institutions de pouvoir. Dans la Russie post-soviétique, on considère que cette verticale s’étend du sommet de l’État fédéral jusqu’aux districts, les rạony, l’auto- administration locale venant prendre en quelque sorte le relais au niveau des villes, bourgs et villages.
C’est cette ô verticale du pouvoir ằ que V. Poutine a entendu renforcer dốs son arrivộe au pouvoir en 2000. voir infra chap. III.
89 En juillet 1957, Khrouchtchev fait écarter (par un congrès du Parti ?) le groupe Molotov-Malenkov- Kaganovitch-Boulganine et Chepilov sous pretexte de nostalgie stalinienne.
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pour n’être pas menacé. On a pu d’ailleurs comprendre la chute de Khrouchtchev comme la restauration de l’oligarchie du sommet qui brise l’alliance objective entre Khrouchtchev et les échelons inférieurs.
Après la chute de Khrouchtchev, qui marque l’échec de ces tentatives, le fonctionnement du pouvoir se dirige vers ce que T. Rigby a appelộ une ô oligarchie en voie d’auto-stabilisation ằ (Rigby, 1990, 190). Un contrụle rộciproque entre les différents groupes permet à chacun de maintenir ses positions. Mais la formation d’une direction collective au sommet de l’État et le contrepoids que doit constituer la fonction de président du Conseil des ministres, à côté de celle du Secrétaire général du Parti, ne peuvent contrecarrer une tendance lourde à la domination d’un leader.
Dominante, détentrice d’une capacité de pouvoir incontestée, disposant de la ressource administrative, sans laquelle rien ne peut se passer, la bureaucratie dirigeante présente la particularité de ne pas exister en dehors du système administratif dont elle est le fondement et dont elle reỗoit à la fois les bộnộfices matộriels et la lộgitimitộ fonctionnelle. Ainsi, la classe dirigeante soviétique se distingue des classes dirigeantes de la plupart des autres systèmes, en ce qu’elle ne repose pas sur la propriété. La ressource administrative est une ressource publique : même si l’usage qui en est fait et les privilèges qui en sont retirés sont d’ordre privé ou personnel, la fin de l’appartenance à cette catégorie signe la fin des privilèges et des ressources qui y sont afférentes.
Ces éléments résistent considérablement aux études fondées sur l’étude exclusive des profils, carrières et circulation au sein des différentes structures des individus au pouvoir. De même, la scansion chronologique des étapes de l’histoire soviétique au moyen du nom des premiers secrétaires constitue certes une série de repères, mais ces périodes ne sauraient se réduire à la marque imprimée par les dirigeants. Le sommet du pouvoir est pris dans un écheveau complexe de relations formelles et informelles, notamment avec les pouvoirs régionaux et locaux qui ont souvent assuré continuité et stabilité du système au-delà des changements au sommet, tout en constituant sur la longue durée, par le renouvellement des générations notamment, un facteur de changement qui conduit les générations montantes de la fin de la période soviétique à être en bonne place pour entrer dans les nouvelles institutions. Cette configuration des relations de pouvoirs va beaucoup peser sur les transformations institutionnelles et politiques de la Russie post-soviétique et est fondatrice d’une trajectoire particulière,
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qui va voir selon les lieux s’opérer des combinaisons différentes entre anciennes et nouvelles générations de dirigeants.
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III. CLIENTẫLISME ET COMPROMIS: UN ô PLURALISME RẫEL ằ ?
Le constat de la prééminence du Parti sur les autres organes du pouvoir n’épuise à l’évidence pas l’analyse des mécanismes du pouvoir soviétique. S’il nous renseigne sur la qualité de ceux qui prennent les décisions, et sur les mécanismes à l’œuvre, il laisse entières les questions de la mise en œuvre de ces décisions, de l’application sur le terrain des politiques, qui sont autant de terrains sur lesquels se rejouent des interactions complexes de pouvoir, interdisant une réponse univoque, au niveau local et régional notamment, à la question du ô qui gouverne ? ằ90. Cette question se pose avec d’autant plus d’acuité lorsque l’on dépasse la période stalinienne pour se pencher sur le système soviétique dans une version stabilisée, celle qui nous intéresse pour appréhender ensuite les ruptures et les continuités de la période qui suit la fin du régime.
Toute l’organisation politique est construite pour assurer des contrôles à tous les niveaux, au moyen notamment de la double hiérarchie verticale et horizontale que constituent les structures territoriales du pouvoir et la hiérarchie, parallèle et imbriquée tout à la fois, du Parti. Cette multiplication des instances et leur imbrication introduit les possibilités d’un jeu à l’intérieur du système et autour de ses normes. Cependant, ce jeu ne reste qu’une possibilité institutionnelle théorique s’il ne correspond pas à des logiques d’action et des stratégies qu’ont intérêt à mettre en œuvre les acteurs. On va donc ici s’attacher à montrer comment, derriốre la faỗade unifiộe du systốme, les relations clientélistes, le marchandage et les compromis dans les relations de pouvoir sont la règle (Mc Auley, 1974 ; Rigby, 1990 ; Hough, 1968 ; Sapir, 1992 ; Kornạ, 1984 ; Ledeneva, 1998). La ligne directrice qui sous-tend ces phénomènes tient à
90 Pour reprendre le titre de la célèbre étude de R. Dahl dans une ville des États-Unis. Voir aussi Marie Mendras ô Qui gouverne en Russie ằ (1998).