CHAPITRE II A la recherche du politique : des mouvements informels au renouveau
I. Un système à reconstruire ou à sauver ? les réformes par en haut
I.1. La perestrọka : retour sur les termes d’un débat
En juin 2004, les commentaires qui suivent la mort de l’ancien président américain R.
Reagan ộvoquent longuement le ô principal artisan de la chute du communisme ằ. Rien d’étonnant sans doute à ce que les commentateurs mettent l’accent sur la responsabilité particuliốre de l’ancien prộsident amộricain. Il peut apparaợtre plus surprenant de voir l’ancien numéro un soviétique Mikhạl Gorbatchev lui rendre hommage en évoquant la perte d’un grand président avec lequel l’URSS avait engagé un dialogue nécessaire123. Faut-il y voir, derrière le rappel des bonnes relations qu’avaient su nouer les deux hommes, une reconnaissance implicite par l’ancien responsable russe du rôle prộpondộrant de ô facteurs externes ằ dans la fin de l’Union Soviộtique ? Cet ộpisode vient en tout état de cause conforter les analyses qui minimisent l’importance des dynamiques sociales à l’œuvre dans le processus de transformation du régime.
Plus de vingt ans après l’arrivée au pouvoir de M. Gorbatchev en mars 1985, les controverses sur les raisons de la perestrọka sont toujours vives. Le débat porte sur la part de son initiative personnelle, celle de son entourage proche, initiant un processus de rộformes ô par le haut ằ, et la part de la montộe dans la sociộtộ soviộtique d’ộlộments de tensions et de crise auxquels le pouvoir se devait de répondre.
Plusieurs approches se sont développées, et souvent affrontées, pour analyser cette période. Le premier, puisant à la géopolitique, privilégie les facteurs extérieurs et
123 Déclaration de M Gorbatchev 6 juin 2004. site de la radio Ekho Moskvy http://www.echo.msk.ru/news/193297.html
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singulièrement le rơle des Etats-Unis124. Le deuxième considère que la perestrọka est essentiellement un processus par le haut, initiée par une nouvelle génération politique parvenue au sommet du pouvoir, consciente de l’urgence de mener des réformes pour ne pas compromettre l’ensemble du système, voire ayant déjà anticipé sa disparition inéluctable mais essayant de ménager une sortie en douceur qui tienne compte des résistances d’une partie de l’appareil d’État et des courants les plus conservateurs. Une version de ce courant minimise radicalement la portée du phénomène en le réduisant à un avatar des compromis internes qui ont marqué l’histoire des relations de pouvoir dans l’Union Soviétique125.
Le troisième enfin, a mis en avant les mutations de la société qui auraient travaillé le système de l’intérieur. Si le développement de mouvements culturels, de contestations locales, indices de l’émergence d’une société civile tout autant que d’une crise du régime, sont parfois cités comme des facteurs déclenchants, l’accent mis sur les mutations sociales ne se réduit pas loin s’en faut à une croyance en la prédominance des processus d’en bas sur ceux d’en-haut, dont le recul ferait aujourd’hui ressortir la nạveté. Les dirigeants du régime, et plus encore les responsables de niveau intermédiaire, ou local, sont les premiers à être partie prenante des mutations de l’ensemble de la société, et à ce titre vont être acteurs des changements. On ne peut donc réduire cette période à une opposition entre le haut et le bas, dans la mesure justement ó des acteurs dirigeants, donc des acteurs d’en haut ont un rơle essentiel dans les logiques de modernisation et de transformation qui se déroulent à cette pộriode126. Quant à M. Gorbatchev, il peut alors apparaợtre comme celui qui opốre la
124 Le souvenir de cette période et de ces analyses vient en résonance avec des discours tenus récemment qui font resurgir la confrontation Russie/Etats-Unis comme structurante de l’explication de leurs relations. De ce point de vue, les crises politiques de plus ou moins grande ampleur qu’ont connues depuis 2003 plusieurs États issus de l’Union soviétique, (Géorgie fin 2003, puis l’Ukraine en décembre 2004, le Kirghizstan au printemps 2005), sont autant de nouveaux exemples de l’actualité de ces débats, qui n’ont en quinze ans rien perdu de leur virulence, à défaut d’être vraiment pertinents ou explicatifs : les
‘facteurs externes’ portent aujourd'hui le nom de fondations américaines. Jamais très éloignées des services de renseignements, implantées de longue date dans les pays issus de l’Union soviétique pour contribuer au développement de la société civile, elles useraient de technologies politiques et marketing - des roses géorgiennes à l’orange ukrainien, sans oublier les tulipes kirghizes - pour favoriser le renversement si possible en douceur de régimes par ailleurs instables, corrompus et impopulaires.
125 Si certains ộvoquent un vộritable ô phộnomốne Gorbatchev ằ, d’autres ộvoquent pour le minimiser le
ô moment Gorbatchev ằ (Thom, 1989), ou encore dộnient à cette pộriode toute importance historique (A.
Zinoviev).
126 Ce chapitre est aussi l’occasion d’opérer un retour sur les intuitions qu’avaient les chercheurs qui s’étaient au début des années 1990 mis en quête des acteurs pouvant donner du sens aux transformations politiques en cours, et d’un bilan des impasses, échecs et retournements des trajectoires. Il doit donc beaucoup, comme l’ensemble de ce travail, à la recherche entreprise au CADIS par M Wieviorka et
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médiation nécessaire qui a permis l’articulation entre réformes politiques et ộconomiques et ô autorisation ằ d’initiatives ô d’en bas ằ.
Dans la Russie de 2005, on a le sentiment que ce ne sont pas seulement les dirigeants mais la société elle-même qui, à l’instar de M. Gorbatchev vis à vis du président Reagan, donne raison aux analyses ô par le haut ằ. L’on ne peut que constater à quel point non seulement la personne de M. Gorbatchev mais l’ensemble de la perestrọka sont mal perỗus en Russie127. Les rộsultats des enquờtes d’opinion ne sont d’ailleurs pas un phénomène nouveau : les opinions négatives ont ainsi progressé très vite après 1991, la sévérité croissant au fur et à mesure que l’on s’éloigne de cette période, tandis qu’à l’inverse les jugements portés sur la période soviétique, y compris sur les pages les plus sombres de l’époque stalinienne, sont atténués et relativisés, voire réévalués128. La stabilité d’un passé plus lointain, assortie bien sûr de la nostalgie due à l’effet d’âge, ressort d’autant plus que le passé proche a été gros d’incertitude et d’instabilité ; le discours du régime de V. Poutine alimente cette vision des choses en tentant de faire le lien entre la nostalgie d’un passé idéalisé et un présent synonyme du retour à la stabilité129.
C’est donc toute l’ambiguùtộ de cette pộriode, dans ce qu’elle signifie et dans les interprétations qu’on lui donne, sur le moment autant que dans l’analyse rétrospective.
Alexis Berelowitch, avec une équipe de chercheurs russes sous la responsable de Leonid Gordon et D’Ed.
Klopov de l’Institut du mouvement ouvrier (devenu ensuite Centre de politique comparé) de l’Académie des Sciences , et au livre qui en est issu : les Russes d’en bas, Paris, le Seuil, 1996. (Berelowitch, Wieviorka, 1996). Outre Les Russes d’en bas, Paris, Seuil, 1996, les Cahiers Internationaux de Sociologie, vol XCV, 1993 et XCVI, 1994.
127 A l’occasion d’un sondage effectué pour le vingtième anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Mikhạl Gorbatchev, 48% des personnes interrogées considéraient que les choses iraient mieux en Russie aujourd’hui s’il n’y avait pas eu la perestrọka. (Favarel, Rousselet, 2004 ; Désert, 2005).
128 L’enquờte ô l’homme soviộtique ordinaire ằ menộe à intervalles rộguliers par le centre Levada, ex- Vtsiom, indiquait déjà en 1994 44% d’opinions en ce sens, qui atteignant 58% en 1999, période de grande difficulté après la crise économique de 1998 et avant l’arrivée au pouvoir de V. Poutine. Pour cette enquête voir la page http://www.polit.ru/research/idea/2003/12/24/vciomsov.html. De manière générale pour ces enquêtes, voir le bulletin du Vtsiom monitoring obŝestvennogo mneniâ jusqu’en 2003, puis le site internet du centre Levada http://www.levada.ru. Sur l’opinion publique et Staline voir Dubin (2003).
129 Après les changements intervenus en Géorgie et en Ukraine, certains voient poindre des possibilités de même ordre pour la Russie, un changement de régime, qui s’appuierait notamment sur une nouvelle dynamique sociale visible dans les protestations qui ont marqué la réforme des services publics locaux et la monetizatsia en général, malgré des éléments de contexte extrêmement différents : le contrôle des événements par les fondations ou ONG étrangères serait beaucoup plus difficile à établir d’une part en fonction de la suspicion dont elles font l’objet de la part du pouvoir, mais surtout par le caractère de la contestation en Russie et les logiques internes des forces sociales et politiques qui la portent. Les clivages politiques sont en partie à front renversé et l’on aurait par exemple quelques difficultés à imaginer les fondations libérales américaines manifester avec le Parti communiste (KPRF) contre des réformes libérales souhaitées dans les pays ó se sont produites les diverses révolutions colorées.
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L’ambivalence ou la diversité des jugements que l’on peut porter tient sans doute aussi au fait qu’on peut l’appréhender de deux manières. Dans un cas, on analyse la crise et la chute d’un système; dans l’autre, on examine, dans un moment historique particulier, une émergence, un processus de transformation, les conditions d’un passage à l’action.
S’agit-il d’une divergence de point de vue sur un même objet ou de la confrontation de deux objets différents ? C’est aussi la question du moment de l’analyse, du cadre choisi.
Les ô modes ằ thộoriques ou conceptuelles inflộchissent dans un sens ou dans un autre le regard porté sur une réalité elle-même extrêmement mouvante.
A la fin des années 1980, et encore au début des années 1990, l’heure semble d’autant plus ờtre à privilộgier une approche ô par en bas ằ pour l’analyse de l’ộmergence d’acteurs de la société civile, que l’on observe une certaine tendance à extrapoler à la Russie des évolutions et des mouvements observés dans les pays d’Europe Centrale130 . Un autre problème vient se greffer : en levant les obstacles de l’accès aux sources et aux acteurs, mettant fin à l’opacité du terrain, la perestrọka a-t-elle créé les conditions d’une illusion intellectuelle, conduisant les chercheurs à surévaluer, sur-interpréter les processus devenus visibles dans une société auparavant inaccessible ? Et peut-on faire, sans céder à la séduction qu’opère le phénomène grassroots à la fin des années 1980, une analyse de cette période qui ne renvoie pas à des explications systémiques qui font ressortir la continuité des normes et des pratiques dans une démarche de path- dependance ó opère une disqualification systématique des logiques sociales d’en bas au profit d’une analyse par le haut des transformations institutionnelles ou des politiques publiques.
Il se noue une relation complexe entre l’objet d’étude et le cadre théorique ou conceptuel. L’objet ô systốme soviộtique ằ - et sa surdộtermination idộologique pendant des décennies -, doublé d’un terrain opaque exige d’échapper à un double piège : celui de la simple adaptation à un terrain particulier d’un cadre déjà prêt, ici celui de la transitologie131, et celui d’un rejet pur et simple de cadres préétablis au nom d’une situation spộcifique. Avec le recul, il apparaợt plutụt que les outils s’ộlaborent en partie au fur et à mesure que l’objet se construit et se complexifie.
130 En témoigne notamment le renouveau des analyses sur la société civile qui prennent appui sur les processus en cours en Europe centrale à la fin des années 1980. (Arato & Cohen, 1991…).
131 Voir notamment les travaux de Philippe Shmitter et G. O’ Donnell (1986), J. Higley (1992). Pour des dộbats plus rộcents qui se livrent à une critique du concept, ou à une ô critique de la critique ằ, voir Guilhot et Schmitter (2000), Dobry (2000), Fish (1999), Carothers (2001), Squier (2002).
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La variété des analyses sur la perestrọka traduit la variété des regards portés sur le système, sur sa capacité à se réformer. A la dégradation économique, viennent s’ajouter la catastrophe de Tchernobyl, puis le retrait d’Afghanistan, autant d’événements qui alimentent le sentiment d’épuisement du système. A la veille de la perestrọka, certains auteurs prédisent sa fin par implosion, et beaucoup, parmi les économistes notamment, constatent la profonde crise dans laquelle il est engagé. Mais c’est en même temps un sentiment d’immuabilité qui revient dans les regards portés sur le régime, accentué par le contexte de guerre froide ravivé au début des années 1980. Pour C. Castoriadis par exemple, il s’agit d’une ô bifurcation qui n’ộtait inscrite sur la carte de personne ằ (1990, p. 11), mais l’auteur considère que le pouvoir, bien que total et totalitaire, était sensible au changement historique (ibid. p. 468). Cette bifurcation, dans laquelle la volonté et l’autonomie d’action d’un ou de quelques hommes ont beaucoup compté, était-elle pour autant imprévisible ou bien des évolutions sous-jacentes et de longue durée permettaient-elles d’imaginer un tel scénario ? Tout en reconnaissant ne pas pouvoir trancher la question en l’état132, nous choisissons de nous intéresser en priorité aux effets que cette politique a produit quelles qu’aient été les intentions de son initiateur : ô Mikhạl Gorbatchev n’avait peut-ờtre pas l’intention d’amener son pays vers la démocratie, mais au tournant des années 1990, c’est bien à cela que la perestrọka avait conduit ằ (Fish, 2005, 241).