I.2. Une crise annoncée : la marginalisation progressive des soviets
I.2.2. Octobre 1993 : une crise annoncée ?
A partir du début de l’année 1992, ce sont les réformes économiques qui vont être la cause principale de la montée de l’opposition au sein du Soviet suprême251. Les députés, qui avaient d’ailleurs en majorité refusé d’entériner la nomination d’E. Gạdar comme premier ministre, sont de plus en plus nombreux à se montrer critiques envers les politiques économiques telles qu’elles sont menées à partir de janvier 1992, qu’il s’agisse de la libération des prix ou de la privatisation. La session d’avril 1992 voit
248 Entretien avec Viktor Korb, 30 mars 1995.
249 Cf. infra pour la gestion des municipalités de Kalouga et Omsk.
250 Entretien avec Vitaly Tchernikov, maire de Kalouga de 1991 à 1994 - 27 octobre 1994.
251 La construction du fédéralisme et les projets de constituante, remplacés par la signature du Traité fédéral de mars 1992 constituent d’autres occasions de divergences.
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s’affronter différentes tendances mais le Parlement donne finalement carte blanche au gouvernement pour mener à bien les réformes économiques. C’est à l’automne 1992, alors que les effets de la ô thộrapie de choc ằ commencent à se faire sentir, que le Parlement contraint le président Eltsine à congédier E. Gạdar et à le remplacer par V.
Tchernomyrdine, un homme issu du secteur énergétique, représentant de l’industrie lourde encore fortement étatisée252. Mais loin d’être apaisée par le départ d’E. Gạdar, l’opposition du Parlement se ravive début 1993, prenant la forme d’une véritable
ô guerre des lois ằ entre pouvoir lộgislatif et pouvoir exộcutif jusqu’à ce que B. Eltsine décide de gouverner par décret et annonce un référendum pour avril 1993 afin de redemander à la population sa confiance sur la politique menée. Les résultats sont ambigus, puisque la population réaffirme son soutien au président russe mais se prononce majoritairement contre les réformes économiques. Décidé à les mener cỏte que cỏte, le président passe de plus en plus outre le Parlement, tandis qu’Alexandre Routskọ, son ex-fidốle ô ticket ằ ộlu en juin 1991 vice-prộsident d’une Russie encore soviétique, se rapproche progressivement des positions du Soviet suprême et de son président Rouslan Khasboulatov. Entre le 21 septembre – dissolution du Parlement par décret du président Eltsine - et le 3-4 octobre 1993 –écrasement du Parlement par l’intervention armée - la crise culmine, avec une très forte résistance à l’intérieur et à l’extérieur du parlement, certaines hésitations au sommet des forces armées à se déterminer à intervenir, et un bilan de plusieurs centaines de victimes. Dans les semaines qui suivent, de nouvelles élections au Parlement fédéral sont annoncées, en même temps que le vote d’une nouvelle Constitution, tandis que les Parlements locaux et régionaux sont dissous, avant d’être appelés à se reconstituer avec de nouvelles règles253.
Ces événements ont sans aucun doute beaucoup pesé sur la suite de la vie politique russe tout au long des années 1990. Au niveau local et régional, la perception du politique est profondément affectée tandis qu’au niveau central, la victoire du camp présidentiel traduit en réalité une profonde division du pays. Au contraire de la crise d’aỏt 1991, dont le déroulement avait été essentiellement pacifique, les événements
252 Au sein du Soviet suprême, l’Union des industrialistes, mené par A. Volski représentait également une tendance ô centriste ằ, favorable à des rộformes assez radicale au dộpart, cet important lobby industriel prend petit à petit ses distances vis-à-vis du gouvernement Gạdar tout en refusant de s’allier aux conservateurs du Parlement qui demande sa démission.
253 Décrets présidentiels d’octobre et décembre 1993. Voir en fin de bibliographie les références des actes législatifs et réglementaires, voir infra chap. IV pour ces élections locales et régionales de 1994.
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d’octobre 1993 ramènent la violence au cœur du processus politique et rappellent à certains les événements de Vilnius en janvier 1991. A l’époque, le conflit et les tensions s’aggravant entre l’équipe de M Gorbatchev qui subissait la pression de l’aile conservatrice et les intellectuels et mouvements réformateurs, les forces fédérales avaient donné l’assaut contre la télévision lituanienne. L’usage de la violence avait alors aggravé la coupure entre l’intelligentsia réformatrice et le régime de M Gorbatchev, entachộ par cet assaut et dộfinitivement perỗu comme reprộsentant beaucoup plus un système à bout de souffle que comme la force qui va permettre de le transformer254. Déjà très populaire depuis son élection à la présidence du soviet suprême de Russie en mai 1990, légitimé par le suffrage universel lors de son élection comme président en juin 1991, puis par sa résistance au putsch manqué d’aỏt, B. Eltsine était devenu le seul vecteur incarnant une possibilité d’un véritable changement en profondeur.
Dộfinitivement vainqueur en 1991, perỗu comme celui qui a fait tomber le rộgime et l’empire, le président russe doit en quelque sorte être légitime à tout prix. Ainsi, le soutien que lui apporte en octobre 1993 une grande majorité des partis et associations démocrates, y compris la plupart des anciens dissidents, qui y voient une action nộcessaire contre un ultime rempart de soviộtisme dans les institutions, n’est pas perỗu comme contradictoire avec le respect de principes démocratiques et notamment celui du non usage de la force armée contre des représentants légitimement élus. Le Soviet suprờme – et sur ce plan, ses ô dộclinaisons locales et rộgionales sont perỗues de la même manière- étant la dernière institution héritée du système soviétique, mais une institution clé dans la mesure ó la constitution lui confère les principaux pouvoirs, son élimination par la force ne posera de problèmes de conscience et de cohérence politique qu’à une minorité des démocrates à Moscou, mais surtout dans les régions. En ce qui concerne l’opinion publique en général, les enquêtes du Vtsiom255 montrent que sur le moment, l’usage de la force est majoritairement approuvé par une opinion qui considère que le Soviet suprême est une institution discréditée qui cherche par tous les moyens à conserver le pouvoir256.
254 Le journal phare des intellectuels réformateurs les nouvelles de Moscou publie en manchette un faire- part de dộcốs annonỗant la mort des rộformes.
255 Vtsiom-A puis Centre Levada à partir de 2003.
256 Ce qui frappe surtout est l’évolution a posteriori, car dès 1999, le rapport s’est inversé. 46% des personnes interrogées en 1993 font porter la responsabilité des événements sur la volonté de Routskọ et Khasboulatov de garder le pouvoir, contre 14% en 2005 ; 51% en 1993 contre 17% en 2005 justifient
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La montée des tensions entre le pouvoir exécutif et législatif qui affecte l’échelon fédéral dès le début de l’année 1992 n’est que partiellement le reflet ou la matrice de ce qui se passe dans les villes et les régions, même si l’on y retrouve certaines des lignes de fracture se retrouvent, sur le rythme des réformes et sur l’équilibre des pouvoirs entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif. Dans les grandes villes comme Moscou et Saint- Pétersbourg, le conflit est également à son comble alors que la décision de procéder à une élection au suffrage universel des deux maires fait émerger deux légitimités fortement concurrentielles.
Ancien député municipal de Dolgoproudny, V. Novikov, proche de l’administration et donc minoritaire dans le soviet soutient la dộcision de dissolution : ô la majoritộ du soviet était contre le décret de Eltsine. Lui le défend comme inévitable; le soviet ne pouvait plus continuer à travailler dans ces conditions ; la situation ne faisait qu’empirer ằ257. ô Deux pouvoirs parallốles ont coexistộ et se sont mutuellement entravés depuis 90, à tous les niveaux. Chacun avait son administration, ses conseillers ằ. ô Juridiquement, ce n’ộtait pas correct, mais politiquement, Eltsine a eu raison; Il ộtait impossible de travailler avec le soviet suprờme ằ258.
Un ancien député du soviet d’oblast d’Omsk, conjuguant, fait assez rare, la fonction de directeur de kolkhoze et l’appartenance à Choix de la Russie, partage le même point de vue : ôLes soviets ont ộtộ pensộs par les communistes, c’est pour cela qu’il fallait les dissoudre (…) La nouvelle assemblée ne m’intéresse pas, ce n’est un pouvoir ni représentatif ni légitime. En 1990 les gens nous ont élus, ils croyaient influencer le pouvoir (…) En fait les dộmocrates ne sont pas encore arrivộs au pouvoir ằ259.
Localement cependant, nombreux sont ceux qui défendent les soviets, rejoignant en cela l’opinion exprimée par R. Khasboulatov qui déclare en février 1992 lors d’une visite en Tchouvachie : ô bons ou mauvais les soviets sont les organes du pouvoir reprộsentatif local et nous n’en avons pas d’autres. Se battre contre eux serait revenir à une forme de totalitarisme. Les soviets sont, dans notre pays, la seule expression de la souveraineté
l’usage de la force militaire. Voir par exemple les enquêtes publiées : http://www.levada.ru/press/2003100102.html et http://www.levada.ru/press/2005100301.html.
257 Entretien avec V. A. Novikov, Dolgoproudny, 8 octobre 1994. Novikov évoque notamment le présence d'un groupe du parti ultra nationaliste et fascisant RNE (Russkoe Nacional’noe Edinstvo, Unité russe nationale), dont le responsable local, Fiodorov, est un des adjoints du leader Alexandre Barkachov.
258 Entretien avec Boris Borissovitch Nadejdine, le 7 octobre 1994.
259 Entretien avec R. Artsiger, le 28 mars 1995.
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populaire ằ260. De nombreux dộputộs dộmocrates et partisans des rộformes s’ộlốvent contre l’opposition systématique du Soviet suprême mais défendent ardemment le principe du pouvoir représentatif, alors même que la montée en puissance des administrations tend à les reléguer à une survivance archạque que l’avènement de municipalités (on parle en russe de munitsipalitety) doit bientôt faire oublier. Pour la plupart des députés locaux et régionaux engagés dans le mouvement démocratique à la fin des années 1980, le dénouement dramatique de la crise avec le Parlement consacre une rupture avec un pouvoir jugé de plus en plus illégitime, et avec l’engagement politique en général, qui n’aurait apporté que déception et trahison :
ô En octobre 93 on est passộ franchement de l’autre cụtộ ; pour les ‘dộmocrates radicaux’ c’était la victoire définitive, pour nous c’était inadmissible dès le départ bien qu’on n’ait jamais été non plus du côté de Khasboulatov.
Malheureusement on n’a pas assez parlé ni agi alors qu’en 1991 pour Vilnius, on l’avait fait. C’était très différent en 1993 d’exprimer une position raisonnable, c’était un côté ou l’autre des barricades, ‘Si tu n’es pas pour Eltsine tu es pour Khasboulatov’. On n’avait pas envie de jouer à ce jeu là… ằ261
La crise politique d’octobre 1993 a marqué le point de départ d’une profonde crise de confiance dans la société envers le politique et ses représentants. Cette crise affecte d’abord les ô reprộsentants ằ eux-mờmes, c’est-à-dire les dộputộs locaux et rộgionaux, dont on a mis brutalement fin aux fonctions. Ils sont en proie soit à l’autodénigrement soit à une logique de victimisation particulièrement perceptible dans les très laborieuses élections locales qui vont tenter au long de l’année 1994 de reconstituer des instances représentatives (cf. infra partie IV).
On peut avancer plusieurs hypothèses sur cet échec des soviets. La plus évidente attribue à l’extérieur, en l’occurrence à Moscou, la responsabilité principale de cet échec, avec la dissolution des soviets en octobre 1993. Une autre met en avant l’absence de changement depuis la fin de l’URSS dans les institutions locales et régionales : les anciens dirigeants sont restés au pouvoir, avec les mêmes pratiques de réseaux et de clientốle ; en face, les ô soviets d’institutrices, de mộdecins et de journalistes ằ, ainsi qu’ils sont souvent qualifiés avec un certain mépris, ne sont pas parvenus à constituer
260 Rossijskaâ Gazeta, 2 mars 1992, in Mandrillon (1992).
261 Entretien avec Viktor Korb, député du soviet municipal entre 1990 et 1993, ingénieur de formation et responsable d’une petite entreprise locale de marketing et publicité, 30 mars 1995.
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une nouvelle élite et ont été réduits à l’impuissance ou bien se sont fourvoyés en essayant de reproduire les mêmes pratiques. Cette période illustre la construction de nouveaux régimes politiques au niveau des régions, caractérisés par des arrangements entre anciennes et nouvelles élites qui prennent le pas sur les lignes de clivage politique qui semblaient dominer en 1991, peu intéressés par le pluralisme et la démocratie locale (Gel’man, 2003, 31-32).
Elle témoigne aussi, à contre-courant de la période d’ouverture et de mise en débat avant 1991, de l’impossibilité d’une mise en conflit des enjeux politiques, économiques ou sociaux et d’un échec de l’apprentissage démocratique, qui n’a pas pu résister – faute de médiation politique et d’avoir eu suffisamment le temps de s‘exercer- à la crise politique alors qu’il aurait pu y trouver les conditions d’une maturation (Lacroix, 1985).
Cette crise aboutit au contraire au retrait et à une dépolitisation accéléré de la plupart de ceux qui s’étaient engagés, dommageables à la démocratie (Urban & al. 1997).
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