CHAPITRE IV Crise de la représentation, tentatives de réinvestissement du politique-
II. Entrepreneur et député : des élites entre économique et politique ?
II.1. Stratégie électorale et recherche de légitimité
L’élection de certains des anciens directeurs d’entreprises en mars 1994 et l’arrivée des nouveaux entrepreneurs et hommes d’affaires dans l’Assemblée régionale d’Omsk va constituer un point de rupture. En 1990, ils n’avaient pas encore développé d’activités significatives et surtout, n’auraient pas pensé défendre leurs intérêts par un mandat électif. En novembre 1994, dans les cinq circonscriptions à pourvoir, se présentent des candidats du monde des affaires au sens large, mais dont la caractéristique commune est l’absence de carrière antérieure dans l’industrie et le souci de défendre une banque, une usine ou un holding d’entreprises. Tous vont mener une campagne particulièrement active, contrastant avec l’apathie politique qui caractérise cette période, et dont les deux axes seront la revendication de leur légitimité d’entrepreneur ayant réussi pour peser dans la définition de la politique économique de la région, et la recherche d’un lien avec les électeurs, des œuvres de bienfaisance au mécénat culturel.
Ce sursaut d’activité politique a permis la validation de l’élection dans toutes les circonscriptions de l’oblast comme de la ville. Les cinq candidats entrepreneurs ont tous été élus, bien qu’à une faible majorité devant l’opposition communiste ou syndicale, elle aussi très présente pendant la campagne519.
Pour les dirigeants économiques et notamment les nouveaux entrepreneurs qui ne disposent pas d’un réseau de relations aussi bien établi que les anciens directeurs d’usines, un mandat de député offre de nombreux avantages. Outre l’immunité parlementaire, il permet de faire valoir ses intérêts vis à vis de l’administration et de
519 Au sein du soviet municipal, trois communistes ont été élus et sont venus s'ajouter à ceux élus en mars, pour former une forte minorité au sein du soviet. Il ne s'agit pas de membres de l'ancienne élite communiste mais là aussi de nouveaux venus dans les instances élues, à la fois militants de base (une institutrice) et intellectuels (un professeur de l'institut pédagogique).
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rentrer éventuellement en conflit avec elle en disposant d’une certaine légitimité. En même temps, il signifie que l’influence du pouvoir régional est reconnue. L’assassinat en février 1996 d’un de ces députés-entrepreneurs, O. Tchertov, figure emblématique dans la région, a dramatiquement souligné le rôle central que peuvent jouer dans une région des acteurs qui se situent aux confins du politique et de l’économique.
L’initiative la plus originale dans ce domaine est celle de l’un des candidats, Andreù Ivanovitch Golouchko, directeur de l’entreprise Aktsia, groupe privé industriel et commercial né des coopératives de la perestrọka, important à l’échelle de la région et dont les activités se sont développées avec les privatisations et grâce notamment à des liens étroits avec le premier responsable de l’administration municipale Iouri Chọkhets520. A. Golouchko va créer un ambitieux programme dans sa circonscription pour ô garantir à tous la sộcuritộ physique, matộrielle et morale ằ521, oscillant entre la confrontation ouverte avec l’administration, quand il se substitue aux prérogatives de l’État (installation de vigiles privés devant les écoles), et l’offre de services dans un souci de coopération (offre de financement partiel d’un commissariat de police, etc...)522 On trouve dans cette démarche une double motivation : une stratégie électorale qui s’appuie sur les préoccupations très immédiates des habitants dans des domaines délaissés par les autorités locales (sécurité, entretien des immeubles), tout en proposant une forme d’action qui entend participer à la reconstruction d’un lien social ; d’autre part, le souci de sources de légitimité diversifiées pour un acteur économique qui entend renforcer à la fois son pouvoir économique et son autonomie d’action. L’initiative du candidat va se transformer après son élection en comité de quartier523, organisation des habitants sur un territoire limité dont l’objectif commun est de prendre en charge et de tenter de résoudre un certain nombre de problèmes liés à la vie du quartier (cf. infra la section suivante de ce chap.).
Les réunions préélectorales du candidat A. Golouchko sont aussi l’occasion de préciser sa conception du mandat de député : face au mandataire d’un candidat à l’élection municipale qui l’interpelle, lui disant que ôce n’est pas du ressort des dộputộs de
520 Voir en annexe 5 les documents de campagne électorale de ce candidat.
521 Tract de présentation du programme au cours de la campagne électorale.
522 cf. infra la section suivante de ce chapitre pour un développement sur cette initiative.
523 komitet obŝestvennogo samoupravleniâ.
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l’Assemblộe lộgislative de s’occuper de ces problốmes…ằ, il rộpond ôje ne suis pas d’accord : c’est à nous de nous occuper que les gens vivent normalement, ne tombent pas dans la rue ! ằ524 Ce bref ộchange atteste des divergences quant à la conception du rôle de l’élu, entre deux échelons du pouvoir inégaux en termes de capacité d’action et de lộgitimitộ des ộlus. Andreù Golouchko aurait pu ờtre candidat aux ộlections du soviet municipal, qui semble a priori le lieu ó cette proximité entre l’élu et les habitants, ó la mise en avant des problèmes concrets d’un quartier a le plus sa place. Mais il est clair que ỗa ne l’intộresse pas, ni pour son ambition et ses objectifs personnels, ni pour la réussite de son programme. Il sait que le lieu principal du pouvoir, des décisions et des ressources, est l’oblast, avec à sa tête un gouverneur puissant, et les électeurs le savent aussi. C’est à l’Assemblée régionale, qualifiée de législative (zakonodatel’noe) qu’il pourra à la fois faire valoir ses intérêts d’entrepreneur et ceux des habitants de sa circonscription.
Quelques mois aprốs son ộlection, Andreù Golouchko ộvalue positivement son programme, mais une fois l’élection passée, il est perceptible qu’il ne tient pas à en faire trop de publicité et que la période de confrontation directe avec l’administration, qui portait notamment sur la capacité de sa police à assurer la sécurité, appartient déjà au passé. L’évolution de cette expérience montre les différentes attitudes possibles vis à vis du pouvoir, elles-mêmes conditionnées par la stratégie personnelle de l’homme d’affaires devenu député. La logique de substitution à des fonctions normalement dévolues à l’État ou aux autorités locales est l’une des variantes possibles.
Le thème de l’insécurité (voir infra), central dès la campagne électorale de 1994, et qui va rester une préoccupation constante du comité, illustre cette ligne d’action, car elle s’accompagne d’une confrontation permanente entre le candidat et les autorités. Au bout de quelques mois, les relations évoluent cependant vers une coopération modérée, que ce jugement portộ par le dộputộ peut rộsumer : ô Ils n’ont pas d’autre alternative que d’accepter ce que je fais et même de le soutenir, au moins de faire semblant de s’y intéresser et de dire publiquement qu’ils nous aident. Sinon ils passeraient vraiment
524 Rộunion constitutive du comitộ ô sộcuritộs ằ dans le quartier Zaozernyù 24 novembre 1994.
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pour des imbộciles auprốs de la population ằ525. Cette coopộration consiste à mettre le pouvoir en face de ses obligations tout en l’aidant à y faire face. La création d’un commissariat supplémentaire partiellement financé par le député est un exemple. Pour d’autres aspects (entretien, loisirs), le comité est totalement indépendant mais son action ne remet pas en cause les prérogatives essentielles du pouvoir et constitue une aide appréciable. Le nouveau député a besoin de stabilité et ne peut maintenir une hostilité permanente. Ses nouvelles fonctions lui donnent du poids face aux autorités locales qui sont conscientes de la popularité du projet et peuvent difficilement se permettre de le dédaigner.