Kalouga : une réforme de la gestion municipale qui tourne court

Một phần của tài liệu Acteurs locaux et régionaux face aux transformations du pouvoir en russie, 1989 1999 (Trang 243 - 249)

II. Administration et modernisation : l’invention d’une forme de ô gouvernance ằ

II.3. Les ô rộformateurs ằ au pouvoir : deux expộriences diffộrentes

II.3.1. Kalouga : une réforme de la gestion municipale qui tourne court

En 1991, le nouveau responsable de l’administration locale, Vitaly Tchernikov, jeune architecte formé au développement urbain, semble avoir d’autant plus de chances de son cơté que contrairement à Iouri Chọkhets à Omsk, il pense avoir passé un compromis avec les anciennes élites gestionnaires, en nommant par exemple à un poste important

342 Ibid.

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l’ancien adjoint au secrétaire du Parti sur la ville, et affirme l’importance de faire appel à ces anciens dirigeants possédant une compétence professionnelle, pourvu qu’ils renoncent à la politique. Lui-même issu des mouvements démocratiques de la perestrọka, il pose sur cette période un regard mitigé et a fait le choix d’un engagement politique mais aussi professionnel dans la gestion municipale, avec l’espoir par ce biais de construire une vraie légitimité au pouvoir local avec une vision propre de l’auto- administration locale. On est donc ici dans le cas de figure d’une reconversion

“revendiquée” dans la cadre d’une logique de professionnalisation.

Un des principaux chantiers de V. Tchernikov à son arrivée à la tête de l’administration régionale a été de mettre en place une nouvelle organisation des services municipaux, qui le conduit notamment à remercier un certain nombre de spécialistes gestionnaires de l’ancienne équipe. Les services sont désormais répartis dans différents lieux de la ville et réorganisés selon une nouvelle logique fonctionnelle : les nombreux postes d’adjoints de l’administration soviétique disparaissent et sont remplacés par des directions opérationnelles qui gèrent les différents départements municipaux, avec une personnalité juridique et des budgets autonomes dont les postes sont détaillés en fonction des tâches à accomplir par chaque département.

Tentant d’allier réformes libérales et souci du bien public, le nouveau maire s’engage dans une organisation de l’activité commerciale dans la ville de Kalouga : pour éviter que tous les magasins ne vendent tous les mêmes produits les plus rentables (alcools, vêtements, hi-fi…), il oblige les commerces nouvellement privatisés, via la délivrance de licences, à conserver pour 70% de leurs revenus leur ancienne activité343. Il tente aussi de combiner réformes municipales et reconversion du secteur militaire avec le projet de mini-centrales électriques, permettant de produire et fournir à la région une électricité à cỏt bien moindre que celui du monopole d’État344, tout en favorisant la reconversion de l’usine de turbines militaires, qui réussissait en 1994 à vendre ces mini- centrales à de nombreuses petites villes à travers la Russie.

343 Une boulangerie devrait faire 70% de son chiffre d’affaires en vendant du pain, une pharmacie des médicaments Adopté à la fin 1991, le décret municipal a mal résisté à la libération généralisée des prix de janvier 1992. En mai, un décret présidentiel autorise les administrations locales à exercer un certain contrôle sur les activités commerciales relevant de leur juridiction.

344 la ville ayant la maợtrise du projet, elle peut consentir des subventions aux catộgories vulnộrables comme les retraités. Sa participation financière de la municipalité a consisté à remettre la dette de l’entreprise de turbines à son égard (2 milliards d'impayés).

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V. Tchernikov, en parlant de son expérience, insiste sur l’importance d’une action municipale modernisatrice, qui se différencie des querelles politiciennes mais considère comme normal le conflit politique. ô [Avec l’oblast,] il y avait des conflits sur le budget pas exemple, mais il s’agissait des discussions argumentées, pas des conflits de personne. (…) Je peux ne pas aimer certains responsables politiques mais je vais quand même leur parler. Par contre, j’avais demandé aux fonctionnaires de mon administration de ne pas s’occuper de politique sur le lieu de travail. En dehors, tant qu’ils veulent. Je considère l’activité politique comme importante mais sa place est dans les organes élus, pas dans l’administration ằ345.

En 1994, alors qu’il a du laisser la place à A. Minakov, ancien responsable d’une grosse entreprise de bâtiment, qui incarne les réseaux et le mode d’exercice du pouvoir de la période soviétique, les observateurs locaux analysent son échec sous plusieurs aspects.

Il en ressort que le principal obstacle à son action a été le manque d’anticipation de la rupture intervenue en 1991 en termes de centralité des questions économiques sur les questions d’organisation du pouvoir et de dộmocratie locale : ô Son modốle du pouvoir local fonctionnait avant 1990, il l’a d’une certaine manière appliqué avec des idées et un contenu novateur mais à partir du moment ó il y a responsabilité devant les électeurs, le modèle ne fonctionne plus. De plus il a sous-estimé la part des réseaux constitués entre gestionnaires et responsables économiques, il n’avait de relations étroites ni avec le monde ộconomique local ni avec Moscou ằ346.

Pour l’ancien adjoint de V. Tchernikov, ô il a compris trop tard qu’il fallait s’appuyer sur les directeurs d’usine. C’est pour cela qu’il m’a embauché, pour essayer d’établir le contact, mais c’était trop tard. Dans l’ancien système, le conseil des directeurs avait une grande influence, les directeurs étaient en même temps députés, membres de la direction locale du parti et des syndicats. Ils continuent à être très influents, même si ce n’est pas directement. Par exemple, bien que maire, Minakov est toujours membre du conseil des directeurs, il prend conseil auprès d’eux et ne prendrait pas une décision contre leur opinion ằ347.

345 Entretien avec Vitaly Tchernikov, 27 octobre 1994.

346 Entretien avec l’ancien adjoint de Tchernikov, Alexandre Serguievitch Popov, adjoint au maire, 22 février 1995

347 Ibid.

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ô Les dộmocrates ont ộtộ de mauvais organisateurs, des gens trốs bien mais pas compétents : qu’est-ce qu’un dirigeant local sans des relations avec les entreprises ? Tchernikov n’avait pas ces relations, il n’y a pas prêté attention, c’est pour cela qu’il a ộchouộ ằ, analyse un observateur348, tandis que d’autres mettent l’accent sur le mode de gouvernement très différent des deux hommes :

ô C’est surtout une question de personne. L’ancien maire travaillait pour le futur, l’actuel pour aujourd’hui ; il a donc plus de soutien, particulièrement parmi les retraités, ou parmi des catégories comme les instituteurs ou les médecins dont Minakov paie les salaires en retard sur le budget municipal, alors que Tchernikov refusait ằ349.

ô (…) 39% des ộlecteurs sont des retraitộs, une catộgorie à laquelle il n’a pas ộtộ très attentif. Même ses sympathisants ne sont pas allés voter, il n’a pas su soigner son ộlectorat alors qu’au dộpart, il bộnộficiait d’un large soutienằ350. Cette analyse est significative tant de ce ô moment fragile ằ de la dộmocratie locale que nous avons évoqué précédemment que du déplacement des enjeux les plus significatifs.

A. Minakov, élu maire de Kalouga en mars 1994, face au maire sortant V. Tchernikov ne s’était en rien éloigné des affaires publiques en 1991 puisqu’il était président du soviet. Après vingt-cinq ans de carrière dans le bâtiment, dont sept comme directeur général d’un combinat de sept entreprises, il incarne la figure du khoziạstvennik, celui qui sait comment s’y prendre tant avec les problèmes du quotidien qu’avec les besoins la population. Il s’attache à un discours de retour à la stabilité économique et d’attention portée aux catégories les plus vulnérables de la population351, en éludant très rapidement la période qui a précédé et les réformes de l’administration.

Un reportage hagiographique sur le nouveau maire permet de mieux saisir ce retour des anciens gestionnaires, en montrant la logique des anciens réseaux mais aussi l’adaptation au nouveau contexte et la tentative de faire consensus : l’article au titre évocateur352 est un hymne aux khoziạstvenniki, à ces gestionnaires compétents qui ont somme toute repris leur place après une parenthèse démocrate très idéologique et ne

348 Entretien avec André Zaitsev, Institut de sociologie de Kalouga 28 octobre 1994

349 Entretien avec Alexandre Serguievitch Popov, adjoint au maire, 22 février 1995

350 Entretien avec André Zaitsev, 28 octobre 1994

351 La politique sociale (aide financière, directe, subvention aux transports, logement,… essentiellement pour les invalides, vétérans, retraités) occupe 30% du budget municipal.

352 A. Puškar', ô Svoj sredi svoih [Un homme du cru parmi les siens]ằ , Rossijskaõ Federaciõ, n°9, 1996, pp.16-18.

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tenant compte ni des rộalitộs de la gestion ni des besoins des habitants. ô La dộmocratie leur importait plus que la gestion de la ville : il importe peu au contribuable qu’on soit démocrate ou monarchiste, pourvu que les fonctionnaires remplissent leurs obligations ằ.

Le nouveau maire est prộsentộ comme un homme modộrộ et raisonnable - ô indiffộrent aux passions politiques locales ằ - qui a rộtabli la bonne marche des services municipaux et permis à la ville de retrouver ses habitudes : ô D’abord, il faut que la ville marche, que les enfants soient dans les écoles, qu’il y ait du chauffage, des trolleys, des médicaments dans les pharmacies etc. (…) L’argent doit servir à la fois au fonctionnement de ce qui existe et au développement de la ville : construction de nouveaux logements, environnement, construction de nouvelles canalisations, restauration du centre-ville, soutien aux ộquipements culturels ằ353. Il importe toutefois au nouveau maire de donner l’image de réformateur, d’indiquer qu’il n’y a pas de retour en arrière sur le fond, mais un autre style de gestion qui grâce aux bonnes relations rétablies avec les entreprises permet à la ville d’être gagnante et de trouver des arrangements et des compromis, quitte à laisser entrevoir une vision tactique, voire cynique : ô ils m’aident et je les aide, il faut sauver tout le monde en mờme temps.

‘Prenez patience, les gars’, dis-je à tous en souriant comme un Chinois ằ354. Il revendique son profil de khoziạstvennik : ô je ne suis maire que depuis onze mois, je suis un patron de l’industrie je continue à avoir des liens, je discute avec les autres directeurs il me suffit de leur téléphoner, on est d’accord sur la politique à mener. Ce n’est pas parce que ce sont des sociộtộs anonymes que cela change quoi que ce soit ằ.

Pour d’autres observateurs, le pouvoir réel des administrations est très limité par rapport à celui des directeurs de grandes entreprises - et de kolkhozes pour les nombreuses zones rurales de la région - et l’administration régionale par exemple est constamment dans l’obligation de demander de l’argent aux entreprises pour financer tel ou tel projet, notamment via les banques régionales qui ont été créées depuis 1992355.

A l’inverse, le mandat de V. Tchernikov est dộcrit comme le projet d’une ô bande de jeunes ằ qui a dộcidộ de s’essayer à la gestion municipale aux frais de la ville, avec des

353 Entretien avec Analoly Ivanovitch Minakov - 23 février 95

354 A. Puškar', ô Svoj sredi svoyh ằ, art. cit.

355 Entretien avec O. Bykhovskij, fonctionnaire d l’administration régionale et responsable de l’union pour l’auto-administration locale, 11 octobre 1994.

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projets expérimentaux incompréhensibles pour la population alors que les conduites de chauffage n’étaient plus réparées, et un exercice du pouvoir technocratique et éloigné du citoyen : on oppose ainsi V. Tchernikov, qui aurait reỗu les habitants avec rendez-vous enregistrés à l’avance sur ordinateur et A. Minakov qui déclare se lever à 6 heures du matin et recevoir de 7h à 8h30 sans rendez-vous tous ceux qui le veulent : ô j’ai besoin de savoir, de sentir de quoi vivent les gens ằ356. L’antipathie et le peu de considộration reposent en partie - et sur ce point la situation à Kalouga rejoint Omsk - sur la jeunesse du prộcộdent maire : ô un gamin qui manquait d’expộrience et n’ộtait pas fait pour gouverner ằ357. Sont particuliốrement attaquộes le nombre plộthorique de fonctionnaires municipaux, réduit de moitié dès l’élection de Minakov, et leurs dépenses personnelles358.

On est ici face à un conflit sur plusieurs fronts, générationnel, idéologique et professionnel : il touche à la notion de professionnalisme puisque c’est justement sur des compétences professionnelles et techniques que V. Tchernikov avait tenu à s’entourer pendant son mandat. ô Aprốs mon dộpart, Minakov a renvoyộ la moitiộ des fonctionnaires municipaux. Alors qu’il y avait 30% de ‘spécialistes’359 et que l’on avait commencé à mettre les choses en place des programmes de retraitement des déchets, des programmes de construction de logements, etc. ằ. Ce conflit rejoint et recoupe le conflit de générations entre jeunes diplômés et gestionnaires aguerris montés progressivement dans le système.

Si son discours sur le pouvoir représentatif local tend presque à en nier l’existence (cf.

infra chap. IV) le nouveau maire semble en revanche très attaché à son élection au suffrage universel et présente une vision de sa fonction aux accents fortement populistes : ô il est absolument nộcessaire que le maire soit ộlu par la population, la confiance du peuple est indispensable. Sur les questions importantes, je consulte la population par enquête. Et depuis onze mois, il n’y a eu aucune protestation… Les seuls qui ne soient pas contents, ce sont ceux de la précédente administration, que j’ai

356 A. Puškar', ô Svoj sredi svoyh [Un homme d’ici parmi les siens]ằ, Rossijskaõ Federaciõ, n°9, 1996, pp.16-18.

357 Entretien avec Anatoly Ivanovitch Minakov - 23 février 1995.

358 V. Tchernikov parle de 620 personnes pendant sa mandature, chiffre ramené à 338 par A. Minakov.

L’ancien maire nous affirme qu’il s’agit d’une mesure d’affichage démagogique et que le nouveau maire est déjà en train de réembaucher en secret.

359 Specialisty. Il précise qu’il s’agit de personnes titulaires d’une thèse.

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renvoyés quand je suis arrivé. Je suis un ‘producteur’, je n’ai pas besoin d’un appareil énorme je sais ce dont j’ai besoin, de spécialistes qui aiment la ville, responsables de leur travail. Si on ne connaỵt pas la ville360, comment savoir ó construire de nouveaux quartiers, ộtablir une politique de transports, une politique scolaire de santộ ? ằ361.

Ces propos du maire de Kalouga peuvent permettre d’évoquer des questions plus générales qui se posent à propos du partage des responsabilités entre les acteurs sociaux et l’institution détentrice de l’autorité pour mener les réformes (Stark, Bruszt, 1998, 189). Certaines approches considèrent qu’on aboutit à un maximum d’efficacité et à un maximum de représentation de l’intérêt général si l’autorité réformatrice est peu tenue de rendre des comptes, la position d’autorité engendrant un comportement responsable.

Dans le cas qui nous intéresse, on obtient plutôt un processus inverse : la capacité des cadres à mettre en œuvre des programmes de réformes est renforcée par la limitation d’une autorité trop exclusive, et par le contrôle d’acteurs sociaux organisés, par l’inclusion dans le réseau d’institutions politiques autonomes qui produisent une accountability horizontale, qui ne passe pas ou pas forcément par l’élection.

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