III. Verticale du pouvoir et auto-administration locale : le grand malentendu
III.1.2. Les voies ténues d’un régionalisme sibérien
L’autre attitude est celle de la fiertộ rộgionale qui peut aller jusqu’à l’isolement : ô nous avons l’habitude de ne compter que sur nous-mêmes ; nous savons ce dont la région a besoin ằ ; ô ce qui se passe à Moscou nous concerne peu, cela n’aura que peu de consộquences sur notre vie… ằ394. Ce thốme retrouve à la fin des annộes 1980 de la vigueur et n’est pas sans rappeler les idées qui fondèrent l’oblastnitchestvo, le régionalisme sibérien né au milieu du 19è siècle395. Ce mouvement né parmi les étudiants sibériens de grandes universités russes prit rapidement une tonalité radicale avec des appels à l’insurrection pour séparer la Sibérie de la Russie, puis se tourna vers l’ộlaboration d’une rộflexion sur ôla Sibộrie comme colonieằ396. En 1905, le mouvement revendique ô une Sibộrie libre dans une Russie libreằ et la crộation d’une Douma sibérienne, ce qui fut réalisé après février 1917. En décembre 1917, un Congrès extraordinaire dộcidait de ne pas reconnaợtre le pouvoir soviộtique et de former un Conseil régional provisoire de Sibérie. Dans la période contemporaine, une résurgence du mouvement a eu lieu entre 1988 et 1990. Les thèmes étaient toujours ceux de l’affranchissement de la dépendance coloniale de la Sibérie, de la nécessité d’une l’autonomie financière et d’organes représentatifs des régions de Sibérie. A Omsk même, un comité Sibérie, formé au départ d’étudiants et d’historiens, organisa un certain nombre d’actions pour ô une Sibộrie libre souveraine et dộmocratique entrant dans la communautộ des peuples formant l’actuelle URSS ằ (dộclaration du comitộ).
Une agence sibérienne d’information fonctionna d’avril 1989 à novembre 1990, mais des tentatives pour formaliser plus avant ce mouvement (projet de Parti sibérien, ộlection d’une ôdouma ằ) firent long feu aprốs 1991.
L’exemple de l’Association inter-régionale ‘Accord sibérien’ (MASS selon l’acronyme russe397) peut permettre d’éclaircir certaines des particularités du régionalisme sibérien et l’on souhaite donner ici un éclairage local sur la manière dont cette association est perỗue par les acteurs politiques et ộconomiques de la rộgion. MASS constitue un point
394 L’assez grande indifférence manifestée à l'égard de la guerre en Tchétchénie (dans les journaux, sur les écrans de la télévision locale, dans les déclarations…) que l'on a pu observer en mars 1995 en est un exemple.
395 Sibirskoe Oblastničestvo (le régionalisme sibérien) Institut Sibadi, Omsk, 1992.
396 Titre d'un ouvrage publié à Tomsk, centre du mouvement, en 1882.
397 Mežregional’naâ Associaciâ Sibirskoe Soglašenie.
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de convergence et une construction d’une partie des élites de Sibérie, qui cristallisent les sentiments régionalistes au milieu des années 1980 et a été observée dans les régions voisines (Hughes, 1994, Hughes & John, 2003, Tarusina, 2003, Zubarevitch, 1997).
MASS a été présidée par le Gouverneur de l’oblast d’Omsk, L.K. Polejaev en 1994.
L’association a ensuite évolué, sous l’effet sans doute conjugué des changements politiques, notamment dans l’attitude du centre vis à vis des régions (Hughes, 1994) et d’une présidence assurée par un homme dont on a vu le souci de ménager Moscou et de ne pas adopter de positions trop tranchées. L’association telle qu’elle fonctionnait en 1995 combinait trois aspects : d’une part la prolongation d’une rhétorique régionaliste affaiblie par rapport à ce qu’elle était en 1993 et évitant soigneusement les considérations politiques ; d’autre part la mise en œuvre d’un certain nombre de programmes concrets dans certains domaines ; enfin un lobbying auprès des autorités moscovites. A ce titre, le document établi en juin 1994 sous la présidence du gouverneur de la région d’Omsk398 est particulièrement révélateur de cette évolution : l’appel à l’ẫtat est constant - ô une vộritable politique rộgionale suppose des ressources de l’ẫtat ằ ; il faut un renforcement du contrụle de l’ẫtat sur l’ộconomie ằ - et s’accompagne d’une critique de la politique de réformes. La description de la crise économique et sociale est faite sur le ton de la catastrophe et le texte n’hésite pas à évoquer la menace d’une migration de tous les habitants de Sibérie vers la partie européenne de la Russie pour insister sur la nécessité d’une aide de l’État dans la transformation des structures économiques et le maintien des emplois.
De plus, le texte se veut soucieux des intérêts de tout le pays : au mot d’ordre quasi- sộparatiste ô la Sibộrie peut vivre sans la Russie ằ, ont succộdộ des assertions beaucoup plus consensuelles et loyalistes vis-à-vis du pouvoir fộdộral : ô les sujets de la Fộdộration ne peuvent pas se sortir seuls de la crise ằ ; ô la mise en place d’une politique régionale en Sibérie est un moyen indispensable pour sortir de la crise dans toute la Russie ằ. D’une certaine maniốre, si ce discours ne devait pas ờtre relativisộ par la pratique des marchandages quotidiens des gouverneurs des différentes régions, qui font le voyage de Moscou pour obtenir des crédits supplémentaires ou une exemption fiscale, oubliant l’unanimité des déclarations communes, on pourrait le lire comme la revendication d’une politique d’aménagement du territoire, impliquant engagement de
398 "Principes d'une politique régionale en Sibérie", décision de l'association du 25 juin 1994.
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l’Etat et partenariat avec les régions, programmes de développement et mesures d’ordre général permettant une réelle autonomie (réforme fiscale, politique des transports, mais aussi répartition des compétences entre les échelons du pouvoir).
A Omsk même, ó a eu lieu en mars 1995 pour la première fois une réunion de MASS, les réactions sont plutôt sceptiques. Certains considèrent qu’il s’agit d’un bureau de services et d’une bourse d’échanges entre les différentes régions de Sibérie qui ne concerne pas la population, d’autres d’une coquille vide activée de temps en temps par tel ou tel leader régional à des fins politiques, qui permettrait, selon les moments, d’adopter une ligne régionaliste à forte composante politique ou bien de présenter un profil de marchộ commun rộgional concourant à ô renforcer les rộgions pour renforcer la Russie ằ. Chaque rộgion ayant en fait des intộrờts concrets forts divergents que l’Association peut difficilement agréger ou défendre par une action collective, il se reproduit entre ses membres les mêmes conflits d’intérêts et marchandages qu’entre chaque région et le centre.
Le Président de l’un des plus gros holdings financiers et commerciaux de la région d’Omsk regrette ainsi le manque de coopération entre l’Association et les structures commerciales opérantes. Cependant, il semble qu’existent un certain nombre de programmes concrets de coopération inter-régionale (par exemple sur la santé, pour la fabrication locale d’aspirine, à un prix de revient dix fois moindre que le même produit importé). Par ailleurs, sur le plan macro-économique, l’Association est reconnu comme un interlocuteur lors des premières discussions autour du budget, comme en témoigne la réunion de l’Association à Krasnọarsk en juin 1995. Mais à nouveau, il est ici difficile de démêler la part de réelle participation des acteurs régionaux à la définition d’un enjeu aussi important que le budget de celle d’un geste politique du gouvernement. En effet, le bloc électoral du Premier ministre Notre Maison la Russie se constituait en cherchant notamment l’appui des régions. Les représentants de l’association dans l’oblast d’Omsk399 font preuve, quant à eux, d’un optimisme prudent (ô on a pu examiner le budget et proposer des amendements ằ) et parlent de la construction possible d’une sorte de marchộ commun ô mais il faudra au moins cinq ans pour en trouver collectivement le chemin et cinq ans pour le construire ằ.
399 Entretien avec V. Korolev le 27 mars 1995
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La reconversion du complexe militaire illustre les malentendus entre le centre et la région. La plupart des avis que l’on a pu recueillir sur place sur cette question font état d’une grande déception, pour ne pas parler d’échec du programme de reconversion400. Le problème de la reconversion mériterait une étude à part et il n’est pas question de le traiter ici en détail. Soulignons qu’il est loin de n’avoir qu’une portée technique ou économique, et qu’il est pour beaucoup dans le ressentiment éprouvé à l’égard de Moscou par la région : le gouverneur lui-même s’est exprimé sur ce sujet en accusant le gouvernement de choix inadéquats dans le programme de reconversion tout en s’enorgueillissant de la voie choisie par l’oblast : ô Nous sommes les seuls à avoir pensộ un programme de reconversion globale du civil et du militaire dans la région, sur dix ans. Mais ce n’est pas une raison pour tout brader et se mettre à fabriquer des bennes à ordures à la place de tờtes de missile ằ401. Pour lui, Moscou ne sait pas ce qui se passe dans la région et élabore des programmes sans rapport avec la réalité et le potentiel local. La question est d’autant plus sensible qu’il s’agit souvent de haute technologie dont la région a le sentiment que Moscou cherche à l’en priver402, pour exploiter la Sibérie comme un réservoir de matières premières, selon un mode colonial qui prolongerait la planification soviétique et sa répartition des industries sans souci du développement régional.
On glisse ainsi d’une problématique régionale à une problématique qui oppose centre et périphérie403. Dans un hebdomadaire local, le gouverneur revient à la charge en accusant Moscou de prendre les rộgions pour un terrain d’expộrimentation : ô C’est triste à constater mais nous sommes pour beaucoup devenus une colonie ằ404. Et comme pour attộnuer ses propos il ajoute : ô les gens sộrieux doivent comprendre que la Sibộrie, justement, est aujourd’hui l’un des garants de l’unitộ du pays ằ. S’adressant cette fois aux directeurs des usines du complexe militaro-industriel de la ville, le gouverneur déplore l’abandon par le gouvernement du programme de reconversion en ajoutant :
400 Une entreprise, l'ex-Radiozavod devenu AOOT Relero semble avoir tiré son épingle du jeu grâce notamment à une joint-venture réalisée avec la Corée pour la fabrication d'appareils de radio dont les normes de qualité et le design peuvent répondre à la demande locale pour ce type d'appareil aujourd'hui.
Les autres sont confrontées à l'impossibilité d'écouler sur le marché des machines à laver ou des téléviseurs obsolètes et dont les prix sont à peine compétitifs.
401 Interview de L.K. Polejaev dans Segodnâ, 8 février 1995.
402 C'est avec ces mots que le Gouverneur a tenté en avril de défendre devant l'Assemblée du personnel qui réclamait sa démission le Directeur général de l'entreprise aéronautique Poliot en rejetant la faute de la situation de l'entreprise sur la politique suivie par Moscou.
403 M.C. Maurel (1982.) parle pour ces régions de la Sibérie méridionale de "centres de la périphérie"…
404 ô Rossiõ : Vzglõd iz regiona ằ, Novoe Obozrenie, n°13, 1995.
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ô on ne peut plus compter que sur nous-mờmes ằ405. La situation est d’autant plus complexe que la disparition du Parti et l’affaiblissement des ministères centraux, qui assuraient auparavant un relais auprès du centre, obligent les dirigeants économiques à s’allier à l’administration régionale pour demander des aides, alors que leurs intérêts ne sont pas forcément convergents.
Au milieu des années 1990, la revendication régionale avait perdu de son intensité et l’enjeu principal pour le responsable de l’exécutif et ceux qui l’entourent était de construire dans leur région un régime stable, autour de politiques économiques de développement qui ne contredisent pas forcément celle du centre, mais cherchent à se protéger de leurs effets pervers. La région d’Omsk est l’une des premières avec lesquelles le Président Boris Eltsine en tournée électorale, a signé un accord de répartition des compétences le 20 mai 1996. Le gouverneur a préféré insister sur la nécessaire régionalisation des réformes, une manière de souligner qu’il n’y était pas hostile, plutôt que de brandir la menace d’un séparatisme sibérien. Et dans les moments importants, le gouverneur sait faire savoir qu’il n’est pas dans l’opposition : lorsque des districts ruraux ont voté en majorité pour Guennady Ziouganov au premier tour de l’élection présidentielle en juin 1996, le gouverneur a limogé deux des responsables de l’administration de ces districts.
Les autorités de l’oblast cherchent à ménager Moscou tout en jouant la carte de la Sibérie et en menant une politique plutôt protectionniste qui favorise les intérêts du lobby agricole, très prégnant dans une région coupée en deux entre un grand centre urbain industriel et de grandes zones rurales à peine interrompues par quelques petits chefs-lieux. La tension des intérêts y est plus forte qu’ailleurs entre ville et oblast pour ce qui relève des rapports au centre fédéral. L’expérience municipale conduite par Iouri Chọkhets atteste aussi cette dualité objective, au delà des différents politiques entre les responsables de la ville et celui de la région au début des années 1990 (cf. supra).
405 Omskij Vestnik, 14/3/1995.
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