II. Administration et modernisation : l’invention d’une forme de ô gouvernance ằ
II.3. Les ô rộformateurs ằ au pouvoir : deux expộriences diffộrentes
II.3.2. Omsk : de la frénésie réformatrice au retour du gestionnaire
L’arrivée à la tête de la municipalité d’Omsk de Iouri Chọkhets (cf. supra les conditions de sa nomination) ouvre une période de changements chaotique et conflictuelle. Un député du soviet municipal de 1990 résume ainsi la situation à l’automne 1991 : ô la plupart des anciens dirigeants attendaient en se lavant les mains de voir ce qui allait se passer et disaient du nouveau maire : ‘puisqu’il est si jeune et si malin, on va bien voir de quoi il est capable’ ằ ; et à propos de la nouvelle ộquipe,
ô c’ộtaient tous des copains, ils rentraient en survờtement dans l’administration, s’installaient derrière des bureaux, ne savaient pas quels étaient leurs domaines de compétences ni même quels documents signer... On ne fait pas une élite avec d’anciens pilotes d’essai ằ362. Le maire n’est pas parvenu à conquộrir de lộgitimitộ auprốs des
360 Allusion au fait que V. Tchernikov avait embauché des techniciens extérieurs à la ville.
361 Entretien avec Analoly Ivanovitch Minakov - 23 février 1995.
362 Entretien avec V. Korb, 30 mars 1995. Les habitants se souviennent avoir vu les premiers temps leur
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dirigeants économiques en dehors d’un cercle proche, essentiellement des membres d’un petit milieu d’affaire local, ainsi que quelques jeunes entrepreneurs qui vont prendre du poids et compensent leur absence de réseau de relations antérieur par l’instauration d’un réseau clientéliste local qui profite de la position de force de la mairie dans la premier pộriode des privatisations municipales. A posteriori, il apparaợt que la légitimité du maire reposait essentiellement sur le moment qui l’avait porté au pouvoir.
Les relations entre le responsable de l’administration municipale et L. Polejaev, à la tête de l’administration régionale, sont allées se dégradant tout au long de la période, d’une cohabitation obligée au départ à une franche hostilité à la fin du mandat. Les tensions qui se sont développées sont d’ailleurs plus une question de personnes et de style de gestion qu’un conflit proprement politique.
En 1993, une opposition de plus en plus forte se développe, marquée notamment par l’hostilité des syndicats et par des grèves. Surtout, le manque de soutien, voire l’hostilité des ô directeurs ằ (les promychlenniki) devient de plus en plus visible et gờnante, au fur et à mesure que le discours des privatisations ne suffisait plus à masquer la lenteur des changements réels et la réalité de pratiques peu légales. Peu à peu, les seuls éléments de légitimité dont avait bénéficié l’équipe municipale disparaissent. Les tensions latentes, jusque là en partie masquées par la prudence des dirigeants de l’oblast qui ne souhaitaient pas une guerre ouverte contre l’administration municipale et par le soutien aux partisans des réformes libérales d’une partie de la presse et de l’opinion apparaissent au grand jour. Au niveau de l’opinion, il s’agit aussi d’un changement de pộriode, la fin d’un certain ô romantisme des rộformes ằ.
Y succède la multiplication des rumeurs de pratiques illégales au niveau de la municipalité, dans la gestion des privatisations comme dans des relations privilégiées avec un certain nombre de nouveaux entrepreneurs privés. La plus marquante est
ô l’affaire du sucre ằ : alors que la municipalitộ ộtait confrontộe à une pộnurie d’approvisionnement, un entrepreneur privé aurait obtenu de la municipalité l’exclusivité d’un contrat de fourniture de sucre pour une valeur excédant largement les
maire inspecter en personne les magasins et les kiosques de la ville.
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prix du marchộ, tandis que le maire et son ộquipe auraient reỗu en ộchange vộhicules de fonction et voyages à l’étranger363.
L’échec du maire aux élections législatives de décembre 1993 accélère le processus qui permet au gouverneur de convaincre B. Eltsine de lâcher Iouri Chọkhets et de le limoger début 1994. Son remplacement immédiat par l’un des adjoints du gouverneur, V. Rochtchoupkine, un homme de l’appareil mais qui a fait carrière dans la gestion municipale, marque un certain retour à la situation d’avant 1991. L’administration rộgionale a repris en main les affaires de la ville et apparaợt comme ayant livrộ le combat contre la corruption tout en continuant d’affirmer son attachement aux réformes.
Dès avril 1994, quelques semaines après l’arrivée du nouveau maire, les membres de la nouvelle équipe mettaient l’accent sur la nécessité de revenir aux questions de politique sociale, de protection des plus démunis et de mettre moins l’accent sur les investissements étrangers. Quelques mois plus tard, cette évolution était confirmée par un retour de la confiance accordée au responsable de la municipalité par les principaux dirigeants économiques de la ville, confiance indispensable à la gestion municipale. Un économiste responsable d’un fonds d’investissements, qui considère que V.
Rochtchoupkine est l’homme de la situation pour la rộgion, confirme : ô Il sait ộviter les conflits sociaux car il connaợt le terrain. Les gens ne descendraient pas dans la rue contre l’inflation mais par contre ils le feront si le chauffage s’arrờte de fonctionner ằ364. En d’autres termes, la population est prête à accepter que ses dirigeants locaux ne maợtrisent pas le cours des grandes ộvolutions ộconomiques mais son seuil de tolộrance s’abaisse considérablement dès lors qu’il s’agit du fonctionnement de la ville.
Même si le dénouement intervient de manière assez semblable, -rejet d’un responsable trop jeune par les responsables locaux et la population-, les raisons de l’échec de V.
Tchernikov et de celui de I. Chọkhets ne sont pas tout à fait les mêmes. V. Tchernikov ne s’est pas placé sur le registre des privatisations à tout prix au nom d’un radicalisme réformateur. Il se place sur le terrain de l’administration municipale et de sa réforme ; quant aux privatisations proprement dites, il les a plutôt, comme son successeur A.
Minakov, freinées : ce n’était pas l’enjeu principal pour lui, dans la mesure ó il se
363 Le maire s'est toujours défendu de ces accusations, justifiant le cỏt du contrat par l'urgence de la situation.
364 Entretien avec V.A. Zoubakine, économiste et directeur de plusieurs fonds d’investissements, 28 mars 1995.
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plaỗait dans la perspective d’une forte diffộrenciation des fonctions entre les acteurs ộconomiques locaux et la municipalitộ et plaỗait la prioritộ de son action dans la réforme de la gestion municipale.
L’exemple de la première municipalité post-soviétique à Omsk et à Kalouga nous semble caractéristique des conflits entre différentes générations au sein des groupes d’élites. Il s’est soldé pour ces deux régions par l’élimination des plus jeunes, d’ó la difficulté à identifier un changement générationnel au sein des élites administratives et politiques locales et régionales, avec ce qu’il impliquerait de basculement des univers de sens et de changement des orientations culturelles. (Gelman & Steen, 2003 ; Duka, 2003, 151). Toutefois, on peut retrouver dans ces deux expériences un élément commun, en terme de génération politique et de conjoncture qui nous ramène à l’approche développée par exemple par V. Radaev qui choisit d’appliquer à la Russie le modốle de Pareto des ô renards ằ et des ô lions ằ: la phase rộvolutionnaire voit l’arrivộe d’une nouvelle génération, remplacée ensuite par un retour partiel des anciens qui passent un compromis avec le nouveau système et apportent leur expérience des rouages (Gel’man & Tarusina, 2003, 196 ; Radaev, 1997).
Quel bilan provisoire et quelle conclusion tirer de ces expériences et de ces fonctionnements très concrets ? Pour certains analystes des rapports de pouvoir et du fonctionnement des administrations en Russie, les administrations, notamment au niveau local et régional, auraient en quelque sorte sauvé l’État. Alors qu’en 1989 et 1993, l’État est disqualifié et ne renvoie qu’à des associations négatives - arbitraire, corruption, inefficacité, rien n’est mis en œuvre par les élites pour tenter de le réformer et de le relộgitimer en tant que ô chose publique ằ. Dans cette pộriode de tourmente, ce sont donc les administrations, régionales et municipales, qui auraient souvent constitué le dernier refuge pour des citoyens fortement insécurisés par les réformes économiques et leurs conséquences sociales. Ce sont aussi leurs leaders, maires et gouverneurs, qui sont souvent les seuls à recueillir des opinions favorables lors des enquêtes d’opinion qui sont unanimes à montrer la défiance du citoyen pour les institutions et pour la vie publique en général.
Cette approche met aussi en valeur la capacité des administrations à s’adapter, à développer une culture propre (Mendras, 2003). La question se pose de savoir si cette culture propre est une culture administrative au service de l’intérêt général ou si elle est
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d’abord et avant tout, au delà des aspects de savoir faire technique -approvisionnement en chauffage pour l’hiver, circuit d’écoulement de la production agricole…- le fruit du fonctionnement soviộtique des rộseaux clientộlistes, qui, tout en ô sauvant les meubles ằ, paralysent aussi le fonctionnement des affaires publiques. Les administrations exercent une forte domination sur le territoire, et dispensent un certain niveau de protection : individuel lorsqu’il s’agit de partager au mieux les bénéfices de la privatisation avec tel nouvel entrepreneur ou tout simplement pour résoudre un problème particulier avec un administré ; collectif lorsqu’il s’agit d’assurer à la population le chauffage pour l’hiver ou l’ouverture des polycliniques, mais toujours pour ô les siens ằ365.