CHAPITRE IV Crise de la représentation, tentatives de réinvestissement du politique-
III. Entre participation politique et contrôle social : des comités de quartier aux
III.2. Les initiatives de quartier entre police auxiliaire et centre social
III.2.1. Un thème particulièrement sensible : l’insécurité
A Omsk, ce thốme est central dans la campagne ộlectorale de 1994 : ô On a demandộ à la police de s’occuper concrètement de ce qui se passait dans le quartier. Je veux un milicien devant chaque école ; si je suis élu c’est la première chose que je demanderai.
On nous demande de voter, on organise des référendums et les choses les plus élémentaires, personne ne les fait ; et quand je m’en occupe, on m’accuse de violer la loi ằ648; ô Je veux vous dire que le programme Sộcuritộs, ce ne sont pas des bandits mais des gens normaux qui veulent vous aider649. Les questions touchant à l’ordre public sont essentielles dans le cas d’Omsk. Les relations avec la police, relevant des autorités régionales, sont aussi l’enjeu principal du conflit qui oppose le député- entrepreneur au gouverneur. Touchant à une fonction hautement symbolique des prérogatives de l’État, les relations sont au début très conflictuelles : lorsque c’est le service privé de sécurité qui part à la recherche d’un enfant fugueur et se fait accuser par la police d’outrepasser ses compétences, ou lorsque le commissariat du quartier renvoie à Andreù Golouchko les tộlộphones qu’il avait offerts. Devant le refus de la milice locale de collaborer au projet, celui-ci avait organisé une conférence de presse pour dénoncer l’attitude du pouvoir.
Quelques mois plus tard, les relations sont passées de la confrontation à la coopération avec l’ouverture d’un commissariat supplémentaire partiellement financé par le député sous l’égide du comité Sécurités. Les élections ont évidemment changé la donne : le fait qu’A. Golouchko soit président d’un des comités de l’Assemblée législative lui donne du poids face aux autorités locales ; lui-même a besoin de stabilité et ne peut maintenir une hostilité permanente ; les autorités locales sont conscientes de la popularité du projet et peuvent difficilement se permettre de le dédaigner.
648 A. Golouchko fait ici référence à une initiative qui lui a valu une bonne partie de sa popularité à l'approche des élections : un enfant avait fugué et la police ne semblait pas très empressée à le rechercher.
L'école a prévenu A. Golouchko qui a envoyé son propre service de sécurité à la recherche de l'enfant et l'a retrouvé. Ceci a créé un incident avec le département de la milice et renforcé la méfiance réciproque entre le candidat et les autorités.
649 Réunion électorale du 28 novembre 1994.
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La question de la privatisation des politiques de sécurité est particulièrement sensible en Russie avec la multiplication des sociétés de gardiennage et de sécurité, et la multiplicité des polices à l’intérieur même de l’État. Les initiatives du député et de son programme semblent venir combler un vide, témoigner d’une conduite de substitution aux fonctions traditionnelles de l’État. Dans le cas de la police en Russie, il faut noter le manque de confiance grandissant que les citoyens accordent aux forces de l’ordre, dộfiance qui fait apparaợtre comme normal le recours à des services privộs650. La loi fédérale sur l’auto-administration locale laisse la possibilité d’une alternative à la dichotomie État central/privé, avec les polices municipales (Kononov, 1997). Mais il s’agit en fait de fonctionnaires de police nationale, financés par les budgets locaux, ce qui limite singulièrement leur autonomie et ne lève pas le discrédit dont fait l’objet la police. D’une certaine manière, les revendications de prise en charge locale des problèmes, ici la sécurité publique, viennent parfois plus en réaction à l’incapacité, rộelle ou perỗue, des organes centraux à faire face à un problốme, qu’à une conception de l’auto-administration locale en tant que système de gouvernement.
L’hésitation du comité Sécurités d’Omsk à rétablir, sur la pression de certains de ses membres, les droujiny651, atteste aussi de l’ambiguùtộ de l’auto organisation. Derriốre la volonté de remédier aux carences des autorités dans le domaine de la sécurité urbaine, ne retrouve-t-on pas la dimension de contrôle social sur les comportements, à l’origine de la création des droujiny L’idéologie a disparu, mais pas une certaine confusion entre la loi et l’imposition d’une norme sociale. On sait que les attitudes générales de la société russe vis à vis des comportements dits déviants sont encore empreintes d’une forte intolérance652. Par ailleurs, les médias et la rumeur publique entretiennent un sentiment d’insécurité souvent très au-delà des chiffres de la criminalité. C’est notamment le cas d’un quartier comme celui ó se trouve le comité Sécurités, une cité- dortoir aux confins d’une ville d’un million d’habitants, ó se fait sentir le manque d’équipements de toutes sortes. La demande de sécurité y est aussi d’autant plus forte que le comité en a fait une de ses priorités et n’hésite pas par exemple à publier dans
650 Ainsi des parents d'élèves se cotisent fréquemment pour payer les services d'un vigile privé à l'entrée d'une école publique.
651 Brigades d’auxiliaires de police volontaires constituant une contribution de la population au maintien de l’ordre public. Voir plus en détail infra.
652 Les enquêtes du VTSIOM sont à ce sujet éclairantes : en 1996, 22,3 % des personnes interrogées pensent qu'il faut "se débarrasser" et 23,2 % "isoler" les homosexuels. Les chiffres sont respectivement de 18,3% et 23,2% pour les prostituées, de 26,2 % et 22,7 % pour les malades du SIDA.
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une feuille d’information périodique653 destinée aux habitants du quartier le nombre de crimes commis sur le territoire du quartier, en reprenant les statistiques du commissariat mais sans indiquer la période de référence. Dans la mesure ó ces chiffres sont publiés de manière brute, sans commentaire, et sans qu’il ne s’organise de débat sur cette question, le fait de savoir qu’il y a eu un meurtre dans le quartier en trois mois peut être interprété comme une nouvelle plutôt rassurante, ou au contraire alimenter le sentiment d’insécurité.
A Dolgoproudny également, la question revient périodiquement, mais sur ce thème encore, sur le mode de la doléance et de l’impuissance. Les plaintes répétées contre la discothốque considộrộe comme une ô zone criminogốne ằ par de nombreux habitants, faute d’une volonté politique de traiter le problème, n’aboutissent ni du côté de l’administration qui ne veut pas fermer mais ne prend pas non plus en charge les demandes de sécurité de la population, ni du côté du comité qui se contente d’enregistrer les arguments en faveur de la répression ou ceux, moins sécuritaires, du dộputộ Iankov : ô Il faut bien que les jeunes aient un endroit. Moi je n’y vais pas, cela ne me plaợt pas mais je ne suis pas pour l’interdire ằ654. La prộsence lors d’une rộunion en mai 1995 de deux policiers est l’occasion d’exprimer les doléances et le sentiment d’abandon : l’éventail des doléances va des voitures mal stationnées à l’obligation de présence non respectée des policiers dans le quartier pour y rencontrer les habitants, en passant par la dộnonciation de ô familles à problốmes ằ dans tel immeuble, notamment des ô Caucasiens ằ655 qui auraient commis des crimes. Les leaders du comitộ interviennent mollement pour arrêter des propos proches de la délation de certains, ne proposent pas de hiérarchisation des problèmes ni de solutions concrètes ou de demandes précises vis à vis de la police, ni de prise en charge autonome des problèmes.
La centralité de cette question dans le cas d’Omsk, son caractère secondaire à Dolgoproudny attestent la différence entre les deux comités : l’un passe plus de six mois
653 Informacionnyj bûleten', comité Sécurité, Omsk, mai 1995.
654 Réunion du 15 mars 1995.
655 Nous sommes là en 1995. Après la reprise de la guerre en Tchétchénie en 1999 et la formation d’une image extrờmement nộgative des Tchộtchốnes dans l’opinion publique, la surveillance et le soupỗon envers les ô personnes de nationalitộ caucasienne ằ (Lica kavkazskoj nacional’nosti, appellation officielle) sont devenus la norme, qu’il s’agisse du comportement de la police ou des formes de contrôle infra-institutionnelles comme les comités de quartiers ou d’immeubles. Dans ce domaine, la discrimination a priori peut parfois prendre la forme d’instructions écrites recommandant de surveiller particulièrement cette catégorie de la population.
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sur une mobilisation classique autour d’une nuisance de voisinage, les garages ; l’autre n’hésite pas à intervenir directement sur une fonction étatique, la sécurité. Et même si la confrontation du début se transforme en coopération, cette initiative est le signe d’une beaucoup plus forte capacité d’action. La personnalité de l’initiateur est essentielle, mais il est difficile de démêler ce qui, dans l’influence qu’il exerce, relève de sa position d’entrepreneur privé influent et de sa nouvelle position de député régional.