CHAPITRE IV Crise de la représentation, tentatives de réinvestissement du politique-
I.1. La difficile reconstruction des assemblées locales et régionales
I.1.1. Un test du recul de la démocratie locale : les élections locales de 1994
I.1.1.1. Dolgoproudny : à la recherche des électeurs
Aux élections du printemps 1994 seuls 2 députés sur 12 ont pu être élus, faute pour les 10 autres d’avoir atteint le quorum suffisant de participation, fixé à 25% des électeurs inscrits. De nouvelles élections sont donc prévues pour le 30 octobre 1994. Le maintien en place d’une administration toute puissante, de plus en plus impopulaire mais toujours pas responsable devant les électeurs pose un problème. Quelques personnalités de la ville semblent avoir pris conscience du problème, et l’idée de la nécessité d’un leadership politique du Maire et de sa responsabilité devant les électeurs fait son chemin, y compris auprès du responsable de l’administration lui-même454. Les responsables de l’administration voudraient jouer sur la possibilité constitutionnelle d’organiser un référendum local pour l’élection de l’administration municipale, mais cela semble impossible tant qu’il n’y a pas de loi régionale pour en préciser les modalités. Comme on l’a vu, l’institutionnalisation de l’auto-administration locale n’est encore qu’une ébauche et la responsabilité est laissée aux assemblées régionales d’en dessiner elle-même les contours455.
Le responsable de l’administration V. Diatchenko dit sa préférence pour un système politique ô à l’amộricaine, ú peut s’accomplir un travail efficace sous l’impulsion d’un leader politique bien identifié, qui dirige un conseil municipal, responsable de ses dộcisions devant les ộlecteurs ằ. Il se plaint en quelque sorte d’ờtre à la fois city- manager (sic), Maire et Président de soviet. En attendant qu’une nouvelle Douma soit élue, il a tenté de mettre en place un conseil officieux avec 22 personnalités, dont les deux seuls élus de mars 1994.
La constitution dans ce contexte du bloc ộlectoral Dolgoproudny apparaợt comme l’alliance des intellectuels et des dộcideurs ô modernes ằ456 face aux anciens responsables soviộtiques conservateurs et à certains entrepreneurs soupỗonnộs de liens avec les milieux criminels moscovites. Ces derniers via l’Union des entreprises soutiennent le bloc concurrent Renaissance Dolgoproudny 2000. Particularité locale avec laquelle il faut compter, la formation ultranationaliste d’inspiration fasciste Unité
454 Le même qui en 1992, ne voyait pas l’intérêt d’une élection du chef de l’exécutif (cf. supra)
455 V. Diatchenko dit insister auprès de la douma de l’oblast pour qu'elle adopte une telle législation.
456 On a vu (chap. II) l’élément particulier du contexte politique local produit par l’implantation dans la commune du prestigieux institut scientifique MFTI, vivier d’élites. Le bloc comprend aussi une partie des acteurs économiques avec deux directeurs de magasins et un directeur d’usine.
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nationale Russe457, est représentée à Dolgoproudny par un de ses responsables nationaux, Fiodorov.
Le bloc Dolgoproudny court cependant le risque d’apparaợtre trop liộ à une administration impopulaire et jugée responsable des difficultés économiques et sociales considérables subies depuis 1992. Le bloc n’a présenté personne dans la 5ème circonscription contre I. Iankov, personnalité aussi puissante que crainte, ancien député régional, responsable des faillites pour l’administration régionale, qui peut décider de faire fermer une entreprise quand il le souhaite.
Nous présentons ci-dessous le profil de deux personnalités du bloc Dolgoproudny
Viatcheslav Novikov458: jeune docteur en physique, enseigne la physique au prestigieux institut MFTI de Dolgoproudny. Il mène une activité privée d’éditeur indépendant (il vient à l’époque de publier une traduction d’A. Koyre) tout en travaillant dans le département d’histoire de la culture de l’institut. Créé en 1990, ce département vise à fournir un enseignement en sciences humaines aux étudiants d’un institut qui forme souvent, plus qu’une élite scientifique, des dirigeants à de hautes fonctions. Il tient à montrer son souci de l’intérêt général dans le travail concret qu’il accomplit, comme la création du journal local en 1990. En 1994, sa priorité est d’essayer d’organiser un système de crédit- logement garanti par la municipalité qui permette aux gens d’accéder à la propriété sans avoir à économiser pendant des années ou sans prendre le risque de placer leur argent dans des fonds d’investissement plus ou moins douteux.
Son autre objectif, plus général, est de mettre en place des mécanismes de dộmocratie participative dans la ville : ô Si on rộsout les problốmes concrets des gens, ils n’iront pas voter pour Jirinovski ằ.
Boris Nadejdine : Docteur en physique de ce même institut MFTI, entrepreneur de 1986 à 1992 tout en étant député du soviet local à partir de 1990, avec la responsabilité d’adjoint au président du soviet de l’époque, l’actuel responsable de l’administration V. Diatchenko. Comme ce dernier, B.
Nadiejdine est passé ensuite du côté de l’administration municipale comme salarié, puis en charge du fonds des biens sur les privatisations au sein du soviet de l’oblast de la région de Moscou entre 1992 et 1994, avant de rejoindre un centre d’étude et d’expertise sur le droit et les institutions. Un des deux seuls élus des élections municipales de mars 1994, il est à l’initiative de la loi sur le référendum local, ainsi que de la mise en place d’un conseil provisoire en attendant un nouveau scrutin pour complộter le soviet municipal : ô c’ộtait à la fois pour qu’il y ait des gens pour conseiller l’administration et pour former à l’activitộ de dộputộ des candidats locaux potentiels ằ. Juriste, partisan d’un système démocratique, il est préoccupé de l’absence de corps intermédiaires et de mộdiations des intộrờts sociaux en gộnộral : ô c’est difficile de savoir ce que
457 Russkoe Nacional’noe Edinstvo, dont le leader national est A. Barkachov.
458 Entretien le 10 octobre 1994
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veut le peuple : chacun parle du chauffage, de son toit, et personne ne vient au nom de tel groupe professionnel ou social de la ville qui voudrait voir défendre ses intérêts ou ses revendications. (…). Quant à la plupart des élus locaux jusqu’à présent, ce ne sont pas des professionnels, ils sont eux-mêmes le peuple ; ils ne représentent pas non plus les intérêts de groupes mais des intérêts individuels. ằ459.
Nouveauté par rapport aux élections précédentes, le souci est réel d’organiser une campagne électorale et d’aller vers les électeurs. Mais l’observation de la campagne laisse apparaợtre le dộcalage considộrable entre un discours trốs construit des ộlites locales et l’électorat : ainsi, le leader du bloc électoral Dolgoproudny, B. B. Nadejdine, s’adresse au seul électeur présent de la réunion préélectorale avant que celui-ci ne fuie la salle : ô Venez, on va tout vous expliquer !ằ460. Les rộsultats montrent un certain progrès en terme de participation par rapport à mars 1994, ó seules deux circonscriptions sur douze avaient pu valider le scrutin. Malgré cinq nouveaux élus461, il en manque encore un à la douma municipale pour se réunir valablement, c’est à dire avec un quorum des deux-tiers (8/12). En décembre, après recomptage par la commission électorale, l’élection sera finalement validée dans trois autres circonscriptions462. Un discours bien construit, des individualités fortes et le soutien de l’administration ont quelque peu porté à surestimer le poids politique et la cohérence du bloc Dolgoproudny. Le premier conseil municipal est assez houleux et atteste la force de l’opposition mais montre aussi comment tente de s’élaborer concrètement le travail du nouvel organe représentatif463 : après s’être exprimés avec ironie désabusée sur la faible participation électorale et la nécessité de réorganiser un vote pour une circonscription, les représentants cherchent à établir des règles de prise de décision –au consensus pour les questions importantes. Le maire exprime ses attentes vis à vis de
459 Entretien le 7 octobre 1994
460 Réunion électorale du bloc Dolgoproudny 28 octobre 1994
461 Dans l’une d’entre elles, le jeune entrepreneur directeur de magasin du bloc Dolgoproudny A.
Minevitch a été battu par V. Charykine, ancien député du soviet de Moscou avant 1993, chercheur, militant très actif dans l’opposition au chef de l’administration Diatchenko. Nous les retrouverons tous deux au sein du même comité de quartier (cf. infra chap. IV).
462 Les bulletins nuls avec une croix ont ộtộ considộrộs comme l’expression du vote ô contre tous ằ. Ce choix est bien comptabilisé comme suffrage exprimé en Russie, mais la mention sur le bulletin avait été oubliée le jour du vote à Dolgoproudny…
463 Nous avons assisté à cette première séance du conseil de l’assemblée des représentants, le 8 décembre 1994. Etaient présents outre le maire V. Diatchenko, V. Avetisian, B.B. Nadejdine (bloc électoral Dolgoproudny, élu en mars), Charykine (comité de quartier, indépendant), Boudilov (bloc Dolgoproudny), Iankov (indépendant et influent, fort pouvoir personnel de par sa position régionale) Sudarikov (élu en mars, Union des entrepreneurs), V. Novikov (bloc Dolgoproudny), Chalynine (opposition radicale), Bodounov (bloc Dolgoproudny), Deviatkin, et enfin comme observatrice, l’adjointe du député régional Klimov.
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l’assemblée, en premier lieu le vote du budget, qui reste sinon bloqué. Un premier conflit surgit lorsqu’est évoquée l’indemnisation éventuelle des députés464 mais le point crucial porte sur l’entrée en vigueur des résultats du référendum local d’octobre sur l’élection du maire : le référendum est-il vraiment constitutionnel et peut-on donc procéder dès maintenant à l’organisation de l’élection ? L’opposition le réclame, le responsable de l’administration tente de temporiser en expliquant qu’il continue jusqu’à nouvel ordre de représenter aussi l’État dans la commune, même si en principe l’auto- administration locale est à présent distincte du pouvoir d’État. Ensuite, l’année 1995 est marquée par la montée de l’opposition qui tente de s’unir face au bloc Dolgoproudny et réunit à son tour des signatures pour la tenue d’un référendum d’initiative locale… pour la démission du responsable de l’administration et de son adjointe465.