CHAPITRE I Le pouvoir local et régional dans l’expérience soviétique : une clé pour
III. Clientộlisme et compromis: un ô pluralisme rộel ằ ?
III.2.1. Construction stratégique du territoire et établissement de fiefs régionaux
Obéissant à une logique de maillage à partir des centres industriels, des nœuds de transports et de la présence d’infrastructures, l’espace soviétique s’est construit peu à peu autour de pôles régionaux, gouvernés selon le principe du contrôle très poussé d’un territoire par des responsables politiques et économiques qui organisent la rétribution de loyauté. Fondamentale à l’époque soviétique pour l’obtention, l’exercice et la conservation du pouvoir, la maợtrise d’un territoire gộnộrateur de ressources est restộe de la plus grande importance dans la période post-soviétique : les ressources du territoire dộterminent en partie les structures de la ô gouvernance socio-ộconomique ằ régionale (Brie, 2003).
La conception soviétique du territoire reposait sur le volontarisme d’une intégration stratégique et économique, beaucoup plus que sur une base nationale100. En même temps, il s’est construit sur une base existante, à la fois de centres économiques et des systèmes de pouvoir qui y sont associés. Comme le note Marie-Claude Maurel :
ô garant de la cohộsion et de l’intộgritộ territoriale, le mode d’organisation est en mờme temps le support de la mise en œuvre de l’action ộconomique du pouvoir ằ (Maurel, 1982, p.9). Dans les années 1920, la division géographique du travail entre les régions économiques se mit en place, tandis que le principe d’égalité entre les différentes
100 En 1917, les dirigeants de l’Union Soviétique héritaient d’un immense territoire comprenant de grandes disparités tant géographiques, qu’économiques, ou démographiques. Historiquement, les territoires ont été rattachés petit à petit à la région centrale, certaines régions faisant l’objet d’une véritable conquête coloniale –notamment le Caucase mais aussi l’Asie centrale- mais en continuité territoriale avec le centre. L’Union Soviétique naissante héritait aussi du développement économique de la fin de la période tsariste, et notamment des voies de communication (transsibérien, etc…).
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régions du territoire était affirmé. La mise en place du territoire fédéral101 obéissait aussi à cette logique : il s’agissait de prendre en compte la composante nationale tout en appliquant le principe du diviser pour régner. A ce souci de contrôle politique de l’ensemble des Républiques, se sont toujours opposées des tendances plus pragmatiques, soucieuses avant tout du développement économique et donc d’une organisation la plus fonctionnelle possible du territoire qui relèguerait au second rang les questions nationales.
Superposant différents types de divisions géographiques renvoyant chacune à une organisation et à une gestion du pouvoir, l’organisation des 15 Républiques fédérées comprenait, outre le découpage administrativo-politique102, les régions économiques -au nombre de 19 pour l’ensemble de l’URSS-, ainsi que des régions ferroviaires ou militaires, autant de divisions spécifiques à certaines administrations (Radvanyi, 1990, p. 15), mais aussi des constructions plus circonstancielles comme les CTP (Complexes territoriaux de production), répondant au souci de développement économique régional apparu dans les années 1960. Sur l’ensemble de la période, la régionalisation administrative aura été beaucoup plus poussée que la régionalisation économique103. C’est l’expérience avortée des sovnarkhoz104 qui a constitué la tentative la plus sérieuse de décentralisation entre 1957 et 1965. La création de 105 régions économiques disposant de pouvoirs étendus. Elles venaient remplacer les ministères fédéraux- républicains qui avaient constitué en 1955 une première tentative de décentralisation.
101 Qui se construit de 1922, avec la naissance officielle de l'URSS le 31 décembre, qui comprend alors outre la Russie, la Biélorussie l'Ukraine, et la Transcaucasie, jusqu'en 1936 avec le rattachement de la dernière République fédérée, le Kazakhstan et la séparation en trois républiques distinctes (PREC ?) de la Transcaucasie.
102 communes rurales et urbaines, district (raion), régions administratives (oblast) ou territoires (Krạ).
103 Dans les années 1920, un projet avait prévu une régionalisation des territoires du Gosplan en vingt et une régions économiques, et le débat n’était pas clos entre le choix d’une planification par branche ou d’une planification régionale. En 1923, le pouvoir soviétique tenta de mettre en place une organisation qui combine réforme administrative et réforme économique, avec une planification qui s'appuie le plus possible sur les régions. L’expérience fut menée sur trois régions, l'Oural, la Sibérie et le Caucase jusqu’en 1926 : l’oblast devenait l’entité essentielle et région économique autant que grande région administrative, mais le pouvoir de décision dévolu à la région était inégal selon les cas : l’ispolkom de l’oblast d’Oural reỗut ainsi sous sa tutelle les entreprises de l'industrie fộdộrale dans cette rộgion, et le statut du Krạ de Sibérie prévoyait la participation importante des instances régionales à la planification.
Au moment des privatisations en 1992, certaines villes ou régions demanderont à bénéficier du privilège – et certaines le recevront- de privatiser à leur profit la propriété fédérale… A partir de 1928, les oblast sont généralisés et leur nombre est multiplié au cours des années 1930. Dans le contexte très durci de la collectivisation, l’échelon du rạon devient la base stratégique du contrơle du territoire, principe qui prend le pas sur celui d’un développement économique régional (Maurel, 1982).
104Soviet Narodnogo Khoziạstva : Conseil de l'Economie populaire.
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Cette réforme prenait place dans le contexte général de remise en cause de la bureaucratie et du centralisme stalinien, d’une volonté de retour de la légalité et d’un besoin de réformes administratives. Sous couvert de régionalisation, la suppression des ministères permettait aussi de réaffirmer le rôle leader du Gosplan. Mais l’expérience consistait plutôt en une déconcentration, à l’intérieur du cadre administratif existant, sans remise en cause de la planification centralisée, d’autant plus que certaines branches industrielles, ainsi que la gestion des investissements n’étaient pas concernées par la rộforme. Qualifiộe de ô rộgionalisation sauvage ằ (Chavance, 1989, p. 151), la rộforme des sovnarkhoz, peu préparée, aboutit surtout à bloquer les échanges très importants entre les différentes régions économiques, puisque c’est justement sur ce principe que la stratégie de développement économique du territoire avait été menée. Réduites dès 1962, les régions économiques disparaissent au profit du rétablissement des ministères de branche en 1965, lors de la réforme économique de Kossyguine. Celui-ci souhaitait néanmoins comme son prédécesseur lutter contre la toute puissance des administrations économiques et réformer le fonctionnement du système à partir des entreprises pour parvenir à une meilleure efficacité économique.
Des conflits d’intérêts, d’ordre essentiellement économiques, entre responsables administratifs régionaux et responsables sectoriels des grandes branches de l’économie, ont ensuite dominé toute la fin de la période soviétique et paralysé les tentatives de réformes, qu’elles soient économiques ou administratives. Une professionnalisation et un renouvellement des cadres à l’intérieur du Parti avaient cependant accompagné ces réformes, sous l’égide de la direction khrouchtchévienne et de ses efforts pour renforcer le Parti. En 1962 Khrouchtchev avait créé deux directions économiques dans les régions, une pour l’industrie, l’autre pour l’agriculture. L. Brejnev, reprochant à la direction précédente d’avoir amené le Parti à prendre trop d’importance par rapport aux structures économiques, cherchant à pallier les déficiences du système par une professionnalisation de gestion économique, avait réunifié les directions régionales.
C’est à cette période que se constitue la catégorie sociale et professionnelle des khoziạstvenniki, gestionnaires économiques qui vont continuer à occuper le devant de la scène, particulièrement de la vie économique et politique régionale, après la fin de l’Union soviétique. Ces gestionnaires pratiquent le lobbying auprès des branches ministérielles, notamment ceux issus des grands centres urbains et industriels : Moscou, Leningrad, et Sverdlovsk (d’ó est originaire B. Eltsine), en raison de la présence de
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l’industrie lourde et des entreprises du complexe militaro-industriel, qui donnaient du poids aux responsables régionaux pour négocier avec les ministères de branche (vedomstva) la construction de logements ou la protection sociale des habitants de la région.
Le caractère fondamentalement productiviste du développement économique soviétique, la force des bouleversements dus au développement industriel font des enjeux économiques le lieu essentiel des luttes de pouvoir. Permanentes tout au long de la période, les tensions entre la volonté au sommet de l’État d’une intégration économique très poussée de l’ensemble du territoire soviétique et des résistances dans les oblasts et les Républiques - recherche d’un développement économique autonome ou appropriation des ressources de l’économie régionale -, témoignent aussi d’un certain pluralisme de fait, à tout le moins de l’impossibilité pour le Parti de contrôler l’ensemble d’un système de pouvoir hiérarchisé.
Par le biais des branches, l’État central jouait finalement le rôle d’investisseur économique, sans compenser ces disparités par des politiques de développement régional et sans que les régions elles-mêmes, très limitées dans leur autonomie, n’aient beaucoup de marge de manœuvre pour développer des politiques autonomes. Ce sont ces enjeux qui vont ressortir en première ligne, d’abord avec les tentatives de réformes de la perestrọka, puis avec les réformes économiques et administratives d’après 1991, au premier rang la privatisation.
Au milieu des années 1980, un constat est largement partagé : celui d’une obsolescence et d’une lourdeur de l’organisation administrative qui a peu varié au cours des soixante années de pouvoir soviétique, à l’exception des régions plus tardivement mises en valeur. Il est frappant de constater par exemple que les régions administratives, oblast ou krạ, recouvrent pour beaucoup les anciennes goubernia de la période tsariste, notamment pour la partie européenne de la Russie qui concentre une grosse partie de la population et de la richesse économique.
Avec l’arrivée de M. Gorbatchev au pouvoir, des projets de réformes se font jour : il s’agirait de redéfinir les découpages administratifs de manière assez radicale pour mieux répondre aux impératifs économiques et à la situation démographique. Ceci passerait par une homogénéisation de la taille des régions (regroupement des petites
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oblast de la Russie Centrale, division des grands territoires sibériens) et par une disparition des rạon au profit d’entités territoriales simplifiées, organisées autour des grandes villes-capitales régionales qui n’avaient pas de place particulière dans l’organisation administrative105 (Radvanyi, 1990, p.19).
C’est pour la RSFSR, la Russie soviétique, que ces enjeux sont sans doute les plus cruciaux à la fin des années 1980. En effet, elle est celle des Républiques fédérées qui semble pouvoir tirer le mieux parti de la décentralisation car à la différence des autres entités, de nombreuses institutions républicaines sont confondues dans le cas de la Russie avec les institutions fédérales.
En réalité l’approche territoriale a toujours été au second plan et la régionalisation n’a consisté qu’en une partition complexe et inégale du territoire (Maurel, 1982). Les revendications nationales qui se font jour à la fin des années 1980, sous forme de Parade des souverainetés, mais donnant aussi lieu à des conflits sanglants (Géorgie, Haut-Karabagh, Azerbạjan), tộmoignent de ô la fin de l’ẫtat territorial, (…) histoire léguée par l’empire russe et profondément remodelée, dans le cadre d’une construction politique unitaire ằ (Maurel, 1992, p. 186). Si jusqu’en 1991, c’est surtout sur les Républiques de l’Union et sur les mouvements d’indépendance nationale que l’attention se porte, la crise de la construction fédérale soviétique va ensuite toucher l’ensemble du territoire russe après l’effondrement de l’Union soviétique, les tentatives pour le réformer graduellement, via des réformes constitutionnelles en 1988, ou par le l’ouverture du pluralisme aux élections de 1989- ayant échoué.