CHAPITRE II A la recherche du politique : des mouvements informels au renouveau
II. L’émergence des mouvements démocratiques indépendants : l’état de grâce de la démocratie locale ?
II.1. Perestrọka from below… acteurs sociaux ou politiques ?
II.1.2. Du mouvement social au lobbying : de nouveaux acteurs sociaux ?
II.1.2.2. L’écologie entre expertise et activisme de base
Si le mouvement des mineurs est unique par son envergure dans l’histoire de la perestrọka, on retrouve à une échelle beaucoup plus modeste, en d’autres lieux et sur d’autres enjeux, cette articulation fondatrice entre local et global, notamment dans les mouvements écologistes. La politique de glasnost fait émerger de manière centrale le thème de l’environnement et des problèmes écologiques en URSS dans le débat public, ils lui sont même intrinsèquement liés, dans la mesure ó la catastrophe de Tchernobyl a été déterminante pour amener le sommet de l’État soviétique à se décider à mettre le problème sur la place publique.
La question environnementale est emblématique dans la mesure ó le problème est omniprésent dans le quotidien de la population, et ó sa non prise en charge par les administrations centrales et locales est extrêmement visible. Le thème suscite d’autant plus une forte participation sociale spontanée, souvent peu organisée, dans des actions souvent très locales d’information, de révélation des problèmes et de lobbying auprès des autorités. Des centaines de groupes se créent à partir de 1986, reconnus comme organisations sociales, pour nombre d’entre eux à partir de 1987172 (Ânickij, 1995 ; Mandrillon, 1991). Comme dans le cas des mouvances ouvrières, ces groupes sont plutôt encouragés au sommet et ont à vaincre les résistances locales des autorités auxquelles ils sont directement confrontés dans leurs activités de défense de l’environnement (Ziegler, 1991). L’équipe des réformateurs au sommet du pouvoir cherche aussi à s’appuyer sur ces groupes indépendants pour forcer la mise à l’agenda d’un certain nombre de problèmes écologiques extrêmement préoccupants pour le pays, que la catastrophe de Tchernobyl a révélés.
Le thème de l’environnement bénéficie aussi de l’absence de mouvements organisés sur d’autres thộmatiques et joue donc le rụle en quelque sorte de mobilisation ô par
171 cf. notre mémoire de DEA, Le mouvement des mineurs en ex-URSS, 1989-1992 : l’émergence d’un acteur dans une société en transition. Paris, EHESS, 1992.
172 A la différence on l’a vu de beaucoup de groupes plus politiques qui doivent ruser avec l’existant comme Memorial ou conserver la structure très informelle de clubs.
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procuration ằ (Henry, 2002, 186) ou par dộlộgation, en regard d’autres revendications politiquement plus sensibles comme l’abolition du rôle dirigeant du Parti ou l’indépendance nationale des républiques. Les questions d’environnement ne seront aussi parfois que le prélude à des mobilisations politiques ou nationales. Les protestations contre la centrale de Medzamor en Arménie, ou d’autres mobilisations écologistes en Géorgie en témoignent. A l’intérieur de la RSFSR, c’est aussi le cas dans cette république autonome du Nord-Caucase, alors dénommée Tchétchéno-Ingouchie173 ó les premières mobilisations du milieu des années 1980, portent sur des questions environnementales, avant de s’étendre à des revendications historiques et nationales174. La Tchétchénie n’est pas le seul exemple qui va voir s’articuler revendications environnementales et revendications nationales. C’est aussi par exemple le cas des mouvements qui se sont constitués autour du problème de l’assèchement de la mer d’Aral dans la République autonome des Karakalpaki en Ouzbékistan (Chauvier, 1990).
En Sibérie également, ó les problèmes d’environnement liés à la pollution industrielle sont considérables, la revendication écologiste vient se mêler à des accents régionalistes sibériens assez prononcés, soit sur le mode du reproche – le centre pille les ressources de la périphérie, soit dans une thématique ruraliste et paysanne propre au nationalisme et au populisme russe. A Omsk cependant, grande ville industrielle ó les problèmes de pollution sont importants, il se crée une sensibilité environnementale forte qui s’ancre dans la problématique générale de la politique de réformes et des mouvements politiques indépendants grâce notamment à la filiale régionale de l’Union écologiste et sociale175, qui tente de lier, par l’intermédiaire des médias mais aussi en investissant le soviet régional en 1990, revendications écologistes et démocratisation des prises de décision176.
II.1.2.3. Acteurs sociaux ou ô nouvelles ộlites ộconomiques ằ, les coopộrateurs face au système.
Une nouvelle catộgorie sociale qui apparaợt à la faveur des rộformes ộconomiques de la perestrọka, émerge peu à peu en tant que groupe : les coopérateurs, premiers acteurs
173 Qui deviendra deux républiques séparées en 1992.
174 cf. par exemple pour cette période l’ouvrage de J. Dunlop Russia Confronts Chechnya… (Dunlop, 1998).
175 SEO, Socio-èkologičeskoe ob’’edinenie.
176 Plusieurs entretiens avec d’anciens responsables de l’association, Omsk 1994 et 1995.
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économiques privés autorisés à exister au grand jour et de manière massive177. Ces derniers, qui deviennent rapidement les ô nouveaux entrepreneurs ằ sont parfois les héritiers directs, quand il ne s’agit pas des mêmes individus, des formes d’économie parallèle et autres pratiques illicites mises en place de longue date. Codifiées pendant la pộriode soviộtique comme ô infractions ộconomiques ằ ou ô atteintes à la propriộtộ socialiste ằ, celles-ci n’avaient bien entendu pas d’existence publique mais constituaient une florissante seconde économie ou économie de l’ombre. Renforcée par la nouvelle législation de décembre 1988, cette catégorie, mue essentiellement par la quête d’une réussite individuelle, va rapidement constituer une des bases sociales essentielles pour les réformateurs, ainsi qu’un laboratoire d’idées pour les réformes économiques ultérieures (Favarel-Garrigues, 2000, Appel 2004).
Une première loi en novembre 1986 définit les cadres dans lesquels peut s’exercer une activité individuelle. En juin 1988, une loi sur la coopération, permet le plein essor des coopératives, notamment dans la sphère des services, là ó les besoins sont les plus criants et les investissements de départ moindres. Bien que les textes évitent soigneusement le terme d’entreprise ou d’entrepreneur, c’est le développement légal de l’entreprenariat privé qui est autorisé (Slider, 1991). Le terme de coopérative n’est pas choisi par hasard et on peut y lire une référence à la NEP et au discours, que tenait lui- même Lénine à l’époque, selon lequel peuvent coexister différentes formes économiques pendant la phase de construction du socialisme, y compris le marché. On peut aussi le lire comme la prise de conscience par les dirigeants de la nécessité de légaliser un pan de plus en plus significatif de l’économie soviétique, les activités illégales. Dans les faits, l’essor des coopératives va se construire selon ces deux modalités, puisant tout à la fois dans les compétences entrepreneuriales présentes au sein des entreprises d’ẫtat parmi les managers qui ont appris à ô se dộbrouiller ằ aux marges du plan et à faire abondant usage des réseaux (cf. supra chap. I) et dans la nébuleuse de l’économie de l’ombre dont on peut dire qu’elle constitue un embryon des formes d’accumulation capitalistes (Favarel-Garrigues, 2000). Le passage de l’économie officielle à l’économie parallèle, du licite à l’illicite tenait plus de la gradation, de l’imbrication et de l’incertitude des frontières que de la rupture comme le montre par exemple l’approche dite des ‘marchés colorés’ (Katsenelinboingen, 1977)
177 De 1% en 1987, la contribution des coopératives passe à 4,4% en 1989, 15% pour le secteur des services.
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dans le fonctionnement des systèmes de type soviétique. Certains auteurs dressent une très forte continuité -dans le sillage d’une approche de type path dependance des transformations post-soviétiques- entre les réformes qui vont voir le jour pendant la perestrọka , les privatisations qui vont avoir lieu ensuite (cf. infra chap. III) et le type de relations de propriété que le système soviétique avait suscité, les directeurs d’entreprise détenant de fait, par délégation d’un État impersonnel et peu efficace, une part importante des droits de propriété qu’ils vont actualiser avec la création des coopératives, puis les privatisations. (Mc Faul, 1995)
Malgré les éléments très attractifs que constituent au départ l’indépendance gagnée face aux ministères et surtout la fixation libre des prix, les tensions avec les différentes institutions étatiques, administratives et économiques (les entreprises d’État) apparaissent rapidement et se traduisent par une grande méfiance réciproque, particulièrement vive dans les nombreux cas ó les coopératives sont en réalité des morceaux d’entreprise qui fonctionnent en ợlot d’ộconomie de marchộ au sein d’une entité qui continue de fonctionner sur le principe de l’économie administrée. Les délimitations de compétences sont très difficiles à trouver et les pressions très fortes.
Plusieurs textes viennent d’ailleurs encadrer et limiter, par le biais de règlements et de taxations, plusieurs aspects du fonctionnement des coopératives, essayant d’empêcher notamment que celles-ci ne se transforment en entreprises pures et simples employant des salariés.
La législation évolue beaucoup et rend donc peu lisible la politique des autorités. En décembre 1988, un texte restreint l’activité des coopératives dans le domaine médical ainsi que pour certaines activités commerciales. En février 1989, un autre introduit de fortes taxations pour empêcher que les coopératives ne recourent trop à l’emploi de salariés, une tendance qui se développe rapidement et transforme les coopératives en entreprises privées. En avril 1990, le réenregistrement obligatoire est imposé à toutes les coopératives.
La loi encadrant leur activité impose donc de nombreuses contraintes, dont beaucoup sont contournées par des pratiques de corruption et de soustraction au contrôle, avec des formes de racket plus ou moins organisé et la recherche par les nouveaux acteurs économiques de formes diverses, légales, infra-légales ou illégales de protection de leurs activités (Volkov, 2002).
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Loin de suivre une progression harmonieuse favorisée par l’assouplissement des lois et l’évolution des mentalités, le développement des coopératives subit beaucoup de mouvements en sens contraires, liés autant aux revirement dans l’attitude des autorités qu’aux réactions dans l’opinion qui leur reproche de faire le lit de la criminalité, d’organiser et/ou d’aggraver la pénurie de biens de consommation pour pouvoir pratiquer des prix très élevés, assimilés à la spéculation illégale des années précédentes.
A l’échelle régionale et locale, ces nouveaux acteurs sont d’autant plus intéressants à observer qu’ils vont constituer, à des degrés divers selon les lieux, une des pierres angulaires des recompositions pour l’exercice du pouvoir. Les autorités locales réagissent diversement à cette situation et les luttes internes qui règnent au centre leur donnent suffisamment de latitude pour se déterminer de manière autonome. Mais elles adoptent de manière générale, une attitude plus tranchée que le pouvoir central, au sein duquel les luttes idéologiques de factions rivales induisent un plus grand pluralisme.
Certaines coopératives grandissent ainsi à l’abri des autorités178, lorsque ce ne sont pas les cadres locaux qui se lancent eux-mêmes directement dans l’activité économique, ce qui préfigure les comportements observés pendant la privatisation officielle au début des années 1990. A l’inverse, dans certaines villes, les cadres politiques, par le biais de refus d’enregistrement, de fermetures, d’inspections ou autres tracasseries administratives, tentent par tous les moyens d’empêcher le développement de cet embryon d’entreprenariat privé. Les rapports de forces locaux sont plutôt en faveur du camp hostile aux coopératives : leurs partisans ont la charge de la preuve de leur honnêteté et de leur utilité sociale alors que les critiques n’ont qu’à surfer sur la vague de mécontentement. (Slider, 1991 ; Jones & Moskoff, 1991).
La loi d’octobre 1989 décentralise et délègue aux pouvoirs locaux de nombreuses compétences en matière d’autorisation, de délimitation des domaines d’activité autorisés, et de fixation des prix. Celle d’avril 1990 place les coopératives sous la responsabilité directe des soviets locaux. Les contraintes que font peser les institutions amènent les coopérateurs à tenter de s’organiser au départ dans l’objectif de protéger leurs activités et de défendre leurs intérêts, puis progressivement, avec un agenda plus
178 A. I. Golouchko, qui sera au milieu des années 1990 l’un des entrepreneurs les plus puissants de la ville (cf. infra) chap. IV), démarre ses activités économiques, à l’instar de nombre des futurs oligarques, à partir de son bureau du komsomol.
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global et plus politique qui entend peser sur les choix des dirigeants en matière de réformes économiques. Un Congrès national est créé, présidé par Tikhonov, en 1989.
Si cette catộgorie apparaợt rapidement comme un acteur potentiel d’envergure, c’est parce que les processus économiques sont à ce moment là au cœur des processus politiques et sociaux et que l’action revendicative, de lobbying, de participation aux échéances politiques ensuite, fait sens par rapport à ces enjeux. L’économique est un élément fondamental de la crise du système et devient un enjeu central de sa transformation179. Ainsi, des pratiques qui relevaient du contournement et du domaine souterrain vont se transformer pour donner naissance à des formes plus organisées et plus visibles, regroupant des individus qui cherchent à renforcer leurs positions et à faire avancer leurs revendications. A ce titre, les unions professionnelles et les coopératives peuvent être considérées comme les premiers groupes d’intérêt véritablement indépendants, Ces associations professionnelles atteignent une masse critique en 1989. Leur force vient aussi de ce qu’elles doivent affronter la résistance des autorités qui tentent de freiner un mouvement qui leur échappe, ce qui atteste l’importance de l’enjeu.
Cette mouvance n’est pourtant pas homogène et des associations très politiques, qui définissent un agenda de revendications, font du lobbying auprès du pouvoir, notamment sur les aspects législatifs, voisinent avec des regroupements plus strictement professionnels. Des unions nationales, des fédérations tentent de se constituer pour exercer une plus forte influence sur les politiques menées par le pouvoir, n’hésitant pas non plus à prendre des risques politiques comme en octobre 1989 lorsque l’Union des coopératives rejoint le comité de grève des mineurs de Vorkouta pour signer un accord entre les deux organisations180, ou lorsque, après les élections de 1989, elle soutient ouvertement le Groupe interrégional des députés du peuple (B. Eltsine, A. Sakharov,…) et présentent des candidats communs aux élections de 1990.
179 Voir notamment les enquêtes menées dans le cadre du projet les Russes d’en bas (Berelowitch &
Wieviorka, 1996).
180 En revanche, dans le Donbass, les mineurs en grève exprimaient un grande méfiance vis à vis des coopératives, au point même que l’Union locale appela à la rescousse les mineurs de Vorkouta pour convaincre leurs collègues ukrainiens du bien fondé d’une alliance avec ces premiers entrepreneurs (Jones
& Moskoff, 1991).
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Cette stratộgie se rộvốle un succốs puisque le Soviet Suprờme en 1990 reconnaợt aux Unions nationales le droit de siéger au Conseil des ministres. Dans les nombreux cas ó les autorités locales, conservatrices, tentent d’empêcher le développement des activités économiques privées, cette reconnaissance du pouvoir au sommet constitue un levier qui permet, à l’instar des groupes écologistes, aux associations de coopérateurs de se défendre contre les mesures restrictives prises à leur encontre. Mais à partir de 1990, on constate aussi que des associations locales sont encouragées et soutenues par des fractions de plus en plus importantes des soviets locaux, qu’il s’agisse de coopérateurs élus en 1990 sur un programme de développement de l’entreprise privée, ou de responsables du Parti voyant leur intérêt à ne pas rester en marge des réformes (Slider, 1991, p. 145-164)181. C’est par exemple dans ce contexte qu’apparaợt une figure importante pour la vie politique ultérieure à Omsk, Iouri Chọhets, pilote d’essai et coopérateur dans le commerce du sucre notamment, qui deviendra le premier chef de l’administration municipale de la ville en 1991 (cf. infra chap. III). Boris Glebov, président du gorispolkom avant la perestrọka est un exemple type du gestionnaire (khoziạstvennik), venu du secteur des BTP et à ce titre instigateur de nombreux projets d’urbanisme au début des années 1980182; qui va bénéficier de cette ouverture légale aux activités commerciales privées : il fonde la première structure commerciale Omsk torgovly dom, une structure dont le futur gouverneur L. K. Polejaev sera ensuite le président, en s’appuyant notamment sur le centre commercial (un concept assez peu fréquent dans l’URSS des années 1980) qu’il avait fait bâtir en centre ville. Cette structure lui permet par ailleurs de percevoir la moitié des 10% des revenus pétroliers autorisés à cette période à revenir au budget de l’oblast.
La dynamique de ces mouvements, ajoutée au développement des initiatives économiques, à la naissance d’un syndicalisme indépendant, invite à parler de l’émergence d’une société civile en Russie. Pour autant, ce concept est particulièrement difficile à définir dans un pays ó la rupture entre l’État et la société a été si forte.
Comme le souligne A. Arato, l’existence de processus sociaux indépendants de l’État
181 A Mạkop, capitale de la République autonome des Adyghées dans le Sud de la Russie, une offensive très dure des autorités locales contre les coopérateurs donne lieu à une forte réaction de la part de ces derniers qui obtiennent quatre sièges au soviet local en 1990.
182 C’est de son époque que datent entre autres le théâtre musical, le centre commercial, le quartier
ô nouveau Kirov ằ sur la rive gauche.
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est une condition nécessaire mais non suffisante de l’existence d’une société civile (Arato, 1991) dans une société modernisée mais dont les ressorts d’une société civile autonome, au départ peu développés et détruits par le stalinisme, sont absents. Pour Michael Urban, ces mouvements contribuent au développement de la société politique et d’un espace public de médiation des demandes sociales des préoccupations citoyennes et des affaires de l’État (Urban, 1997). Les mouvements sociaux de la perestrọka sont caractérisés par des degrés variables d’autonomie par rapport à l’État et par une ambiguùtộ dans leur passage au politique, essentiellement ộlectoral. Il est en effet impossible d’exclure l’ẫtat comme fournissant des ô structures d’opportunitộs ằ au processus des mouvements sociaux comme l’atteste la décision consciente et volontaire de Gorbatchev et de son équipe de susciter en appui à leur politique une pression d’en bas (Arato, 1991).