La traduction et la culture
La traduction : Genèse et Développement
Retracer l‟histoire de la traductologie constitue le dépouillement des livres s‟étalant des siècles pour pouvoir ensuite relier les fragments historiques trouvés par ci et par là dans l‟espoir d‟en faire une brève présentation sur la discipline À la différence des autres sciences, comme sciences naturelles ou sciences sociales ayant tout au début de leur développent un objet d‟étude précis, cette science dite jeune n‟a été acceptée comme telle que grâce à l‟article fondateur de James Holmes
Or l‟histoire de la traduction prend sa source des dizaines d‟années av J.-C avec les auteurs comme Cicéro et Horace et elle se développe ensuite comme une discipline auxiliaire au service des études linguistiques avant d‟être reconnue comme une véritable science ayant la traduction comme son objet de recherche dans les années 60 du XXème siècle Cette première partie n‟a pas l‟ambition de présenter son évolution dans l‟exhaustivité mais d‟établir le fil conducteur pour faciliter les recherches à venir
La traduction dont on parle ici est devenue une discipline ayant son champs d‟études et peut attirer l‟attention des intellectuels de divers domaines tels que la linguistique, la psychologie, la sociolinguistique, la théorie de l‟information, les études littéraires… suite à la publication de l‟article fondateur de James Holmes intitulé “The
Name and Nature of Translation Studies” en 1988 Dans son article, Holmes a marqué la naissance de cette nouvelle science en regroupant les réflexions sur la traduction disséminées un peu partout et émanant de chercheurs venus d’horizons très divers
(Katharina Reiss, 2009, p.2), en lui donnant un nom Translation Studies et avant tout en définissant ses sous-disciplines
Figure 1.1 La cartographie sur la traductologie proposée par Holmes
Figure 1.2 La traductologie appliquée (Source : Munday (2001, p.11))
Dans cette carte disciplinaire, Holmes affecte deux tâches à cette “science empirique” :
- Proposer des théories explicatives et prédictives pour en rendre compte (Gile,
La traductologie se subdivise en deux sous-disciplines : la traductologie “pure” et la traductologie appliquée Toutes les recherches portant sur la traduction quel que soit le type de traduction relève de la traductologie théorique générale (translation studies theoretical) tandis que la traductologie théorique ponctuelle (translation studies theoretical partial) prend en compte de différents paramètres de l‟activité traduisante tels que les éléments spatio-temporels, types de texte…
Dans l‟effort de simplifier la carte disciplinaire présenté par James Holmes lors du troisième Congrès mondial de linguistique appliquée de l‟AILA qui s‟est tenu à Copenhague du 21 au 26 aỏt 1972, Reiss dans son livre Problématiques de la traduction publié en 2005, avec les mêmes composants que propose Holmes, a essayé de tracer le schéma suivant sur la traductologie:
Figure 1.3 La carte disciplinaire de la traductologie
Axée sur le produit Axée sur le processus Axée sur la fonction
Concernant la dimension spatiale de la traduction
Concernant le niveau de langue
Concernant le type de traduction
Concernant le type de texte
Concernant la dimension temporelle de la traduction
Exigences de la profession de traducteur et conditions de travail
Sur le plan quantitatif, la cartographie que propose Reiss ne change pas par rapport à celle de Holmes car elle n‟y a rien ajouté ni retiré La nouveauté qu‟elle y apporte, c‟est qu‟elle a effacé le deuxième niveau d‟arborescence ó figurent dans le schéma de Holmes la traduction pure et la traduction appliquée et qu‟elle a mis la traduction descriptive et la traduction théorique au même rang de la traduction appliquée
D'autre part, ses pensées rejoignent aussi celles de Daniel Gile Selon lui, la cartographie que propose Holmes présente un mélange de catégories : “La présentation comme deux branches d’une même arborescence d’une démarche (descriptive et théorique) et d’un domaine d’application (didactique, politique, outils) apparaợt comme un mộlange de catộgories” (Gile, 2005, p.241) Il argumente que la traductologie appliquée et la traductologie descriptive peuvent toutes les deux avoir la didactique de traduction et la pratique de traduction comme composants Dans cette optique, il propose lui-même un schéma de traductologie qui ne fait pas la différence entre la traductologie pure, c‟est-à-dire, la recherche fondamentale, et la traductologie appliquée mais celle entre deux types de traduction : traduction écrite et interprétation, à savoir :
Figure 1.4 Le schéma de traductologie (Source : Gile (2005, p 241))
Bref, la recherche de Holmes rendue publique en 1988, malgré ses imperfections selon quelques auteurs comme Reiss ou Gile, sert de fondement pour l‟établissement d‟une nouvelle science que l‟on appelle translation studies en anglais et traductologie en franỗais Holmes n‟ộtait pourtant pas la premiốre personne à vouloir poser les premières briques pour la traductologie Avant lui, il faut noter aussi les contributions d‟autres auteurs tels que : Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet avec Stylistique
Littéraire Non littéraire De Conférence Auprès des tribunaux De service public comparộe du franỗais et de l’anglais (1958), le structuraliste tchốque Roman Jakobson avec la distinction de trois formes de traduction (la traduction intralinguale ou reformulation, traduction interlinguale ou traduction de langue à langue et la traduction intersémiotique) dans son écrit intitulé “Aspects linguistiques de la traduction”
(Jakobson, 1959, p.114) ou les auteurs qui remontent aux temps anciens comme Cicéro, Horace ou ceux plus récents au XVIe ou XIIe siècle comme Dolet, Dryden, Tytler… Leurs apports à la traductologie sont indéniables, pourtant, ils se limitent soit à présenter les aspects linguistiques entre deux langues comme dans le cas de Jean- Paul Vinay et Jean Darbelnet, soit à traiter seulement les problèmes précis de la traduction sans pouvoir nommer la science et généraliser ses champs d‟études comme Holmes dans son fameux schéma Bien qu‟ils soient axés sur l‟aspect linguistique de la traduction, les écrits sur la traduction des auteurs dans le temps fournissaient des connaissances incontournables en la matière Ce serait une grande lacune si leurs concepts n‟étaient pas abordés dans le cadre de cette recherche
La naissance de la nouvelle science ouvre la porte à l‟épanouissement de nouvelles théories de traduction qui ne se contentent pas d‟être une opération linguistique Plusieurs paramètres d‟ordre communicatif et fonctionnel viennent se présenter dans l‟activité traduisante pour en faire une activité relevant au delà de la linguistique Ce nouveau concept de traduction s‟est ouvert à la science de communication, à la linguistique textuelle, à la théorie du texte ainsi qu‟à la théorie de la réception À l‟inverse des approches qui tendent à rattacher la traduction à des disciplines instituées, ces théories veulent renforcer l‟autonomie et l‟indépendance de la traductologie en présentant une réflexion centrée sur la traduction Parmi les théories les plus récentes, il faut mentionner d‟abord la Théorie interprétative de la traduction (TIT), également appelée la Théorie du sens, avancée par Danica
Selescovitch et Marianne Lederer et ensuite la Théorie du skopos développée par Hans Vermeer et Katharina Reiss Nous verrons dans le deuxième chapitre la présentation détaillée sur la TIT qui sera servie de cadre théorique pour les analyses du corpus
1.1.2 La traduction littéraire et ses spécificités
Au fil de l‟histoire et au gré des conceptions tour à tour dominantes, plusieurs types de traduction ont été mis au point La multiplication de typologies de la pratique traduisante montre l‟intérêt dont font preuve les auteurs pour cette discipline Bien qu‟ils portent des noms différents dus aux différents points de départs choisis par l‟auteur pour la catégorisation, les types reflètent souvent la même notion Il faut bien noter aussi qu‟avec les ouvrages plus récents, les types de traduction sont présentés de faỗon de plus en plus dộtaillộe et englobent souvent ceux qui prộcốdent dans le passộ
Cette partie a pour vocation de présenter quelques classifications de quelques auteurs éminents de la traduction ayant abordé cet aspect
La distinction entre la traduction interlinéaire et communicative laisse encore ses traces dans la typologie faite par des auteurs, à savoir Dryden dans sa traduction de
Ovid’s Epistles (1680) Dryden a classé toutes les traductions en trois types :
- La métaphrase : c‟est à dire la traduction du mot-à-mot, vers par vers, d‟une langue vers une autre Avec cette classification, Dryden voulait critiquer la traduction d‟Art poétique d‟Horace faite par Ben Johnson
La langue et la culture
1.2.1 Les définitions de la culture [ ] la langue n‟étant que la plus belle fleur d‟une culture, nous ne la dissocions pas de sa tige ni de ses racines Dans l‟attachement que nous lui vouons, nous englobons la communauté dont elle est l‟héritière et la gardienne (Dumont, 1995, p.255)
Ce qu‟a dit Fernand Dumont, sociologue canadien, est la manifestation la plus éloquente de la relation indissociable de la langue et la culture Compte tenu de cette réalité, un grand nombre de sociologues et anthropologues se sont lancés dans la recherche en la matière dès le début du XIXe siècle Parmi eux, on peut citer quelques pionniers tels que Wilhelm von Humboldt (1767-1835), Heyman Steinthal (1823-
1899), Franz Boas (1858-1942), Edward Sapir (1884-1939), Benjamin Lee Whorf (1897-1941) Ces auteurs se sont accordés pour dire que chaque langue renferme une ô vision ằ du monde propre car chaque peuple dộcoupe la rộalitộ à sa maniốre
L‟exemple type pour l‟illustrer est celui des couleurs : ô Au franỗais ô bleu ằ, le russe fait correspondre ô goluboj ằ (bleu clair) ou ô sinij ằ(bleu foncộ) ; à l’inverse, à ô vert ằ et à ô bleu ằ ne correspond, dans les langues celtiques, qu’un seul mot, ô glas ằ (Oustinoff, 2003, p.14) ằ
Certes la langue est une partie intégrante de la culture mais qu‟est-ce que la culture ? Conscient de la complexité du terme, avant d‟analyser le lien étroit entre ces deux composants, nous essayerons dans cette partie d‟en donner quelques conceptions
Les dépouillements des documents nous montrent une diversité de définitions sur la culture forgées pour l‟essentiel par des philosophes, des sociologues, des psychologues et des anthropologues En 1952, deux anthropologues américains, Clyde Kluckhohn et Alfred Kroeber, ne dénombrent pas moins de cent soixante-quatre définitions différentes Cette partie a vocation d‟esquisser les définitions données par les auteurs représentants Bajomée dans son œuvre Éléments d’anthropologie culturelle nous offre un voyage dans le passé pour mieux comprendre le terme ô culture ằ
Commenỗons par Denis Diderot au XVIIIe siốcle Pour lui, la culture est dộfinie comme le ô patrimoine lettrộ accumulộ depuis l’Antiquitộ, et sur lequel les nations occidentales assurent avoir fondộ leur civilisation ằ (Bajomộe, 2012, p.63) Il s‟agit ici du sens le plus courant du terme culture Dans cette définition, la culture couvre les connaissances de certaines œuvres faisant partie de l‟histoire, de l‟art, de la musique, de la science Ce sont ces savoirs qui participent à la distinction entre les individus qu‟on qualifiera ô cultivộs ằ et les autres
Alfred Kroeber en 1917 ộcrit que la culture est plutụt une ô sorte de rộalitộ supộrieure qui dộtermine la conduite des individus ằ Dans cette dộfinition, on peut s‟apercevoir qu‟il y a une extension dans la conception de culture chez Kroeber La culture ne se limite pas ô au patrimoine lettrộ ằ mais s‟ộtend aux rốgles rộgissant le comportement des individus En ce sens, la culture est une sorte de patrimoine transmis de génération en génération
Parmi les variations de sens que subit le mot ô culture ằ, il y a celle que vộhicule l‟expression ô ờtre cultivộ ằ ấtre cultivộ, au XXe siốcle, c‟est maợtriser la connaissance des lettres, des arts et des sciences Mais dans d‟autres contextes, la culture n‟est pas seulement un savoir Cela peut même être tout le contraire, un comportement inexplicable, comme lorsqu‟on affirme qu‟arriver en retard à ses rendez-vous est un trait de la culture latine (Journet, 2002, p.6)
S‟inscrivant dans la même veine, Edward Tylor, anthropologue britannique, dộfinit la culture comme ô un tout complexe constituộ de la totalitộ des connaissances, des techniques, des croyances, des arts, des valeurs, des lois, des coutumes et de toutes les autres capacités et aptitudes acquises par un homme en tant que membre d’une sociộtộ ằ Mais il y ajoute les compộtences techniques, symboliques et sociales développées par les sociétés humaines
Sociologue canadien, Guy Rocher considốre la culture comme un ô ensemble de manières de penser, de sentir et d’agir plus ou moins formalisées, apprises et partagées par une pluralité de personnes et qui servent d’une manière à la fois objective et symbolique à constituer ces personnes en une collectivité particulière et distincte ằ
On trouve déjà une idée quelque peu similaire chez Sigmund Freud en 1930 lorsque le psychanalyse viennois affirme que ô le terme de culture dộsigne la totalitộ des œuvres et organisations dont l’institution nous éloigne de l’état animal de nos ancêtres et qui servent à deux fins : la protection de l’homme contre la nature et la rộglementation des relations des hommes entre eux ằ
Ralph Linton, anthropologue américain, voit la culture dans la même perspective que Freud Pour lui, la culture est ô l’ensemble des ộlộments de tous ordres (normes, concepts, symboles et valeurs) qui lui a été transmis par le groupe et qui a pour fonction d’adapter l’individu à sa sociộtộ ằ
Bronislav Malinowski considốre en 1944 que la culture, c‟est ô cette totalitộ ú entrent les ustensiles et les biens de consommation, les idées et les arts, les croyances et les coutumes ằ Et en 1949, Clyde Kluckhohn affirme que :
Une culture est acquise par des individus du fait qu‟ils appartiennent à un groupe donné ; elle constitue cette partie du comportement acquis que l‟on partage avec d‟autres Elle est un ensemble de techniques qui doivent permettre de s‟adapter à la fois au milieu extérieur et aux autres hommes Elle est notre héritage social, opposé à notre hérédité organique Elle est un des facteurs importants qui nous permettent de vivre ensemble dans une société organisée, en nous fournissant des solutions toutes prêtes à nos problèmes, en nous aidant à prédire la conduite des autres, et en mettant les autres à même de savoir ce qu‟ils peuvent attendre de nous La culture règle notre vie à chaque carrefour Dès l‟instant de notre naissance jusqu‟à celui de notre mort, une pression constante s‟exerce sur nous, que nous en soyons conscients ou non, qui nous pousse à suivre certains types de comportement que d‟autres hommes ont créés pour nous (Kluckhohn, 1949, p.36)
Les facteurs culturels
Faire une recherche sur les écueils culturels dans la traduction nécessite un effort pour retrouver dans l‟histoire de la création et du développement de la traductologie, le lien étroit entre la culture et la traduction, deux éléments qui ne retenaient pas assez d‟attention des traductologues dans le temps Cependant, la nature complexe de cette relation ainsi que le nouveau contexte dans lequel s‟inscrivent les recherches sur ces deux composants indissociables de la traductologie nous exigent de retracer l‟histoire de la recherche en la matière Notre recherche ne vise pas l‟exhaustivité car cela dépasse notre capacité mais plutôt une représentativité La recherche documentaire s‟est limitộe aux ouvrages ộcrits en langue anglaise et franỗaise traitant le sujet en question
1.3.1 Les facteurs culturels dans les recherches de la traduction
Malgré son apparition depuis des siècles av J.-C., la traduction n‟était pendant longtemps qu‟une activité secondaire visant à mieux faire ressortir les différences entre les couples de langues D‟ailleurs, l‟ộpanouissement de la linguistique renforỗait encore son développement dans une optique purement linguistique Les recherches sur la traductologie ont été initiées par les linguistes dans le but de mettre en lumière les traits saillants d‟une langue La linguistique au début du XIXe siècle a pris de l‟essor et mais n‟a pas fait de la traduction une science proprement dite mais une branche de la linguistique appliquée Publiée en 1958, l‟œuvre La stylistique comparée du franỗais et de l’anglais de J.P Vinay et J Darbelnet semblait une recherche sur la traductologie en comparant les deux systèmes linguistiques avec des sujets très précis sur la traduction tels que les procédés de traduction, les problèmes liés à l‟acte traduisant Elle englobait pourtant uniquement les problèmes dits linguistiques qui préoccupaient les chercheurs de la linguistique contrastive Étant une branche de la linguistique, il était communément admis que les problèmes de la traduction relevaient seulement de la linguistique Les recherches se concentraient sur les aspects linguistiques de la traduction La plus grande préoccupation des traductologues était de savoir comment être fidèle au texte de départ La notion de fidélité, ancrée dans les débats permanents voire éternels sur le fond/la forme, la langue-source/la langue-cible, était pourtant très floue et nécessitait d‟être délimitée avec les concepts plus précis Être fidèle mais fidèle à quoi et à qui ? Aux éléments linguistiques ou culturels ? On s‟est rendu compte que la traduction mot à mot, c‟est-à-dire fidèle aux compositions linguistiques ne donnait pas une traduction correcte et que l‟acte traduisant avait besoin d‟être vu sous d‟autres aspects que la linguistique
Conscient de cette réalité, dans Les problèmes théoriques de la traduction,
Mounin a mis en avant dans son chapitre XIII un fait théorique qui marquerait un tournant décisif dans la vision de recherche de la traductologie
[ ] Pour traduire une langue étrangère, il faut remplir deux conditions, dont chacune est nécessaire, et dont aucune en soi n‟est suffisante : étudier la langue étrangère ; étudier (systématiquement) l‟ethnographie de la communauté dont cette langue traduite est l‟expression Nulle traduction n‟est totalement adéquate si cette double condition n‟est pas satisfaite (Mounin, 1963, p.236)
les mots ne peuvent pas être compris correctement, séparés des phénomènes culturels localisés dont ils sont les symboles (Ibid., p.237)
De la réflexion de Mounin, on peut déduire que la traduction ne pouvait pas se réduire à la dimension linguistique, elle doit être explorée aussi dans les aspects culturels car la traduction n‟est pas simplement une opération linguistique mais un transfert entre les deux systèmes culturels dont les langues sont l‟expression La langue étant strictement liée à la culture, analyser la traduction dans l‟optique de la linguistique entraine certainement l‟incomplétude de la réalité à transmettre d‟une culture à l‟autre La traductologie est donc une discipline qui fait appel à d‟autres recherches qui dépassent le champs d‟études de la linguistique telles que la littérature, la sociologie, la psychanalyse Mounin a attiré l‟attention des chercheurs sur la nécessité des études interdisciplinaires pour comprendre la nature de la traduction aux multiples facettes dont le caractère culturel qui n‟était pas jusque -là abordé dans les recherches en la matière L‟appel de Mounin n‟a été cependant relayé que des années plus tard par Meschonnic avec le concept de “langue-culture” selon lequel une langue et sa culture forment un tout indissociable “ La langue est le système du langage qui identifie le mélange inextricable entre une culture, une littérature, un peuple, une nation, des individus et ce qu’ils en font (Meschonnic, op.cit., p.12) ằ
Pour Meschonnic, chaque langue étant le miroir de la culture, la traduction devrait être vue au prisme culturel S‟inscrivant dans la même veine, Berman a affirmé que la traduction était une partie intégrante du transfert culturel qui marque le passage d‟une œuvre, d‟une culture à l‟autre La dimension culturelle dans la traduction était donc prise en considération et est devenue le centre d‟intérêt des études traductologiques dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix du XXe siècle C‟est pendant cette période que la traduction a pris une nouvelle tournure culturaliste qui marque une nouvelle page dans la traductologie Conscients de la valeur incontournable régissant la qualité de la traduction, les traducteurs, les traductologues ont déployé des efforts considérables pour montrer la nécessité des études plus approfondies sur cet élément culturel qui a été négligé ou n‟a pas attiré une attention adéquate des chercheurs Ainsi, Susan Bassnett, dans Translation Studies a réservé le premier chapitre intitulé Central issues pour parler de la relation entre la langue et la culture Elle dit:
Beyond the notion stressed by the narrowly linguistic approach, that translation involves the transfer of „meaning‟ contained in one set of language signs into another set of language signs through competent use of dictionary and grammar, the process involves a whole set of extra-linguistic criteria also (Bassnett, 2002, p.21)
Basnett met en avant le rôle des facteurs culturels dans la traduction en citant ce qu‟ont dit Sapir et Whorf: ô language is a guide to social reality ằ (Ibid., p.22) ou “No language can exist unless it is steeped in the context of culture; and no culture can exist which does not have at its center, the structure of natural language” (Ibid., p.23)
Pour illustrer son point de vue, elle a pris l‟exemple de la traduction d‟un terme trốs simple ô hello ằ en anglais Lorsqu‟on le rend en franỗais, en allemand et en italien, on se heurte à des difficultés dues aux différences culturelles Les Anglais ne distinguent pas le terme pour se saluer face à face de celui utilisé pour les conversations tộlộphoniques tandis que les Franỗais, les Allemands et les Italiens le font Donc, la rộponse donnộe par les dictionnaires pour la traduction de ô hello ằ : Franỗais : ỗa va ? hallo
Allemand : wie geht‟s ; hallo Italien : olà, pronto, ciao
Pronto est utilisé pour les salutations au téléphone en italien et hallo en allemand ou en franỗais Si ô hello ằ prend le sens d‟une formule de salutation, l‟ộquivalence en franỗais est ô ỗa va ? ằ, une question rhộtorique Cependant, la traduction linguistique de ô ỗa va ? ằ donnera ô how do you do ? ằ ou ô how are you ? ằ en anglais Ces deux structures sont utilisées seulement dans les situations formelles En ce qui concerne le mot ciao en italien, il est employé pour se saluer au début et à la fin de la rencontre La traduction d‟un terme si simple comme ô hello ằ appelle la prise en considộration de tant d‟éléments culturels
En 1988, Peter Newmark dans Approaches to Translation a réaffirmé la place importante des facteurs culturels dans la traduction Il s‟est rendu compte que ces derniers constituaient de grands défis à relever pour tout traducteur Un chapitre sur la traduction des noms propres, des termes institutionnels et culturels a été présenté avec des exemples concrets et des procédés de traduction précis pour chaque type d‟éléments culturels Comme une suite logique, en 1995, il a développé sa recherche sur le lien entre la traduction et la culture dans le chapitre 9 du livre A textbook of Translation Ce qui est remarquable dans son travail est la distinction entre la langue culturelle (cultural language), la langue universelle (universal language) et la langue personnelle (personal language) Pour lui, la langue universelle ne pose pas de difficulté pour la traduction car elle reflète des réalités communément partagées tandis que la langue culturelle, lorsqu‟il y a une absence de réalité dans la culture d‟arrivée, posera des problèmes comme dans le cas de la langue personnelle En s‟inspirant du travail de Nida sur la catégorisation des difficultés d‟équivalences culturelles, Newmark a regroupé les facteurs culturels susceptibles d‟être différents d‟une culture à l‟autre en 5 catégories : écologie (ecology), culture matérielle (material culture), culture sociale (social culture), organisation sociale - politique et administrative (social organisation - political and administrative), gestuelle et habitudes (gestures and habits) Chaque catégorie est présentée avec des explications précises accompagnées d‟exemples sur les procédés de traduction à prendre Ainsi, dans la catégorie de la culture matérielle, Newmark a remarqué que les vêtements étaient aussi un trait culturel et nécessitaient d‟être traduits dans la langue d‟arrivée Le procédé de traduction consiste à garder le terme de la langue de départ et ensuite à y ajouter un terme générique Au cas ó le terme d‟origine ne présenterait aucun intérêt, le terme générique est suffisant
En 1989, dans son œuvre Théories contemporaines de la traduction, Robert Larose a aussi abordé les questions liées à la traduction et à la culture Dans la partie intitulée Vision du monde, Larose a fait le point sur les réflexions de grands anthropologues comme Humboldt, Whorf selon lesquels il y aurait ô une corrộlation entre les structures de l’expộrience objective et les structures linguistiques ằ Et dans la partie Faits de culture, l‟auteur a repris le problème de l‟intraduisibilité linguistique et culturelle soulevé par Catford (1965) Il a conclu cette partie en posant une question sur les transferts culturels qui ne manque pas d‟actualitộ : ô La vộritable question consiste à savoir si le traducteur doit devenir l‟interpres des divergences culturelles ou s’il doit laisser l’interprộtation à ses lecteurs (Larose, 1989, p.51) ằ
Le rôle des facteurs culturels dans la traduction a été relevé dans la partie
Importance des faits de la culture Larose constate que :
[ ] c‟est souvent l‟hypnotisme exercé par la forme du texte original ajouté à la méconnaissance de la culture de la langue d‟arrivée qui provoque des messages inintelligibles aux récepteurs, péché capital de la traduction C‟est un des grands mérites de Nida, à la suite de Sapir et de Malinowski, d‟avoir montré que la connaissance des langues ne suffit pas, que le traducteur doit connaợtre les us et coutumes de ceux qui les parlent (Ibid., p 93)
En 1994, Marianne Lederer a traité la question du transfert culturel dans son œuvre La traduction aujourd’hui
Parmi les difficultés de la traduction les plus souvent mentionnées, on trouve les problèmes dits culturels Les objets ou les notions appartenant exclusivement à une culture donnée ne possèdent pas de correspondances lexicales dans la civilisation d'accueil et si on arrive à les exprimer néanmoins, on ne peut compter sur le lecteur de la traduction pour connaợtre avec prộcision la nature de ces objets et de ces notions ; les habitudes vestimentaires ou alimentaires, les coutumes religieuses et traditionnelles mentionnées par l'original ne sont pas évidentes pour le lecteur de la traduction Il ne s'agit pas seulement de savoir quel mot placer dans la langue d'arrivée en correspondance à celui de la langue de départ, mais aussi et surtout de savoir comment faire passer au maximum le monde implicite que recouvre le langage de l'autre (Lederer, 1994, p.122)
Selon Lederer, il est indộniable que chaque langue dộcoupe le monde de sa faỗon
Cela entrainera sans doute des difficultés dites culturelles Pourtant, en ce qui concerne la question relevée par Nida en termes de l‟intraduisibilité culturelle, l‟auteure affirme que la traduction ne se réduit pas au transcodage et que le traducteur est toujours capable de rendre la réalité étrangère dans une autre culture même si elle n‟est pas présente dans la culture d‟accueil Bilingue et aussi biculturel, le traducteur est donc en mesure de voir le monde et de le faire voir à ceux qui l‟ignorent ô Si l’homme n’ộtait capable de voir et de comprendre que ce qu’il connait préalablement, il n’y aurait pas d’acquisition de connaissance au-delà de l’apprentissage de la langue et de ses significations ằ (Ibid., p.123)
S‟agissant de la littérature étrangère ó il existe le langage universel (au sens de Newmark), tout lecteur est potentiellement en mesure de le comprendre S‟agissant des mœurs, des coutumes, des traditions qui font appel aux connaissances supplémentaires, le langage culturel (toujours au sens de Newmark), il revient aux traducteurs d‟une certaine manière de faire comprendre au lecteur Lederer a présenté les procédés de traduction propres au transfert culturel comme adaptation, conversion, explicitation ou ethnocentrisme qu‟on verra plus tard dans la partie plus détaillée sur la Théorie interprétative de la traduction (TIT)
La traduction des facteurs culturels
Peut-on traduire les facteurs culturels ?
2.1.1 L’intraduisibilité, un faux problème de la traduction
Depuis longtemps, la question sur la possibilité de traduire ne manque jamais d‟actualité On se pose sans cesse la question : La traduction est-elle possible ? Partant du postulat que les langues sont différentes dans tous les azimuts, beaucoup affirment que la traduction n‟est pas toujours possible Et surtout dans le cas des textes littéraires Ils sont jugés intraduisibles sous prétexte qu‟il est impossible d‟en établir un double exact Pourtant, ô tenir un tel raisonnement, c’est non seulement se condamner à l’impuissance, nier toute la possibilité d’accès aux littératures étrangères mais aussi oublier que, par définition, l’opération traduisante repose sur la dialectique du même et de l’autre ằ (Isrặl, 1991, p.17) Il est difficile dans certains cas de rendre totalement ce qui est dit dans une langue à une autre On a vu donc naợtre les notions de ô traduisibilitộ ằ totale ou partielle D‟aprốs Oseki-Dộprộ, Wilbur Marshall Urban est le premier philosophe du langage à évoquer la question de traductibilité (traduisibilité) et intraductibilité (intraduisibilité) Et les réflexions sur la traduction, après la Deuxième Guerre mondiale, tournaient autour des questions sur la possibilité et l‟impossibilité du traduire vu les obstacles d‟ordre linguistique et culturel
Il est incontestable que les langues sont différentes Et cela faisait pendant très longtemps l‟objet d‟étude de plusieurs domaines : la linguistique, la sociolinguistique, la psychologie Ces divergences nous ont fait penser que la traduction n‟est pas toujours possible Ces observations allaient jusqu‟aux exagérations sur le signifié relevant des systèmes linguistiques différents Reprenons l‟exemple que donne Georges Mounin lorsqu‟il mentionne le cas d‟un Allemand cité par Bréal Celui-ci ne cessait de rộpộter de livre en livre que le mot ô ami ằ en franỗais est loin d‟avoir la sincộritộ ni la profondeur de l‟allemand ô freund ằ ou que dans le mot ô merci ằ, il y a quelque chose de blessant et de bas car il pensait au latin ô mercedem ằ
En outre, certains voulaient bien appuyer leur constat de l‟impossibilité du traduire en mettant en avant la diversité dans les dénominations des Eskimos en matière de neige, des gauchos argentins à propos de la robe de chevaux ou de certaines sociétés africaines en termes de palmiers Ils argumentaient que ce phénomène montrait une autre faỗon de dộcouper le monde trốs diffộrente de la leur Pourtant avec les analyses, on arrivait à la conclusion qu‟en franỗais, par exemple, il existe autant de mots pour nommer la neige que dans le vocabulaire des Eskimos Ce qui fait la différence, c‟est que ces mots ne font pas partie du vocabulaire quotidien de tous les
Franỗais tandis que la neige reprộsente une partie incontournable des Eskimos On peut même conclure que l‟expérience, la réalité extérieure est un facteur décisif dans la conceptualisation du vocabulaire journalier d‟un peuple Georges Mounin dans Les problèmes théoriques de la traduction a montré que les problèmes cités ci-dessus n‟étaient pas assez pertinents pour dire que la traduction est impossible Le vrai obstacle dans ce cas du traduire réside dans le choix du niveau lexical à comparer
On compare deux niveaux lexicaux qui ne sont pas comparables L‟un représente une langue commune, certes, mais ó tel vocabulaire technique d‟un champ linguistique donné fait partie de la langue de tous parce que la technique correspondante est pratiquée par tous les locuteurs; l‟autre, une langue commune ó le même champ linguistique est traité de niveau le moins technique qu‟il est dans cette langue, parce que la technique correspondante y est le fait d‟un groupe restreint de locuteurs (Mounin, 1963, p 194)
De la réflexion de Mounin, on peut déduire que les mots techniques d‟une langue ne présentent nécessairement pas une certaine technicité pour une autre langue
L‟exemple que nous avons tiré du roman Peste et Choléra de Deville va en servir d‟illustration Et de là surgit le vrai défi à relever chez le traducteur :
Le grand paquebot sous pavois multicolore, de la proue à la poupe, déborde du quai, ộvite dans la rade Et pour la premiốre fois, Yersin connaợt l‟acception maritime des deux verbes (Deville, p 46)
Con tàu lớn với mạn tàu sặc sỡ từ đuôi tới mũi, rời khỏi bờ kè, quay mũi trong vũng tàu Và lần đầu tiên, Yersin hiểu được hàm nghĩa hàng hải của hai động từ đấy 1 (Dang The Linh, p 56)
Note du traducteur : 1 Ở đõy, ý tỏc giả là: động từ ô dộborder" cú nghĩa thường dựng là ô tràn ằ, động từ ô ộviter ằ cú nghĩa thường dựng là trỏnh, nhưng trong hàng hải, hai động từ này được dựng như tiếng lúng, ô dộborder" và ô ộviter ằ cú nghĩa là quay mũi / Traduction littộrale: Ici, l‟auteur veut dire : le verbe ô dộborder ằ a une signification courante qui est ô dộpasser le bord ằ, le verbe ô ộviter ằ signifie ô passer à cụtộ de quelque chose ằ Mais dans le domaine maritime, ces deux verbes relốvent de l‟argot, ô dộborder ằ et ô ộviter ằ signifient ô ộloigner du bord du quai ằ
Les deux verbes ô dộborder ằ et ô ộviter ằ, à part leurs significations courantes, ont pris une couleur maritime Ils ont une certaine technicité et bloquent ainsi la comprộhension des Franỗais qui ne connaissent pas ce jargon Pourtant, ces deux verbes, lorsqu‟ils sont traduits, font partie du vietnamien courant et ne nécessitent aucun effort dans la compréhension Et on assiste vraiment à la différence au niveau de langue L‟un possède une certaine technicité tandis que l‟autre n‟en a pas Leur traduction ne se révélerait pas difficile s‟il n‟y avait pas la phrase suivante Cette dernière montre le degré de technicité des deux verbes si familiers, courants en franỗais quand ils sont rộpertoriộs dans la langue maritime tandis que le vietnamien ne fait pas de différence Sont-ils traduisibles ? La réponse est positive vu le résultat obtenu Le traducteur s‟en sort quand même avec une petite note en bas pour bien trancher cette divergence linguistique Sans parler de la pertinence ou de l‟efficacité de son travail, le fait de traduire montre la possibilité de surmonter cette difficulté d‟abord linguistique et ensuite culturelle
Pour renforcer encore l‟argument selon lequel tout est traduisible, Georges Mounin dans Les problèmes théoriques de la traduction essaie de prouver que l‟intraduisibilité est une fausse conception en abordant les universaux de langage dans tous les domaines de la vie allant de la cosmologie, la biologie, la physiologie, la psychologie, l‟anthropologie culturelle et linguistique Mounin a cité la réflexion de Martinet :
Comme tous les hommes habitent la même planète et ont en commun d‟être hommes avec cela comporte d‟analogies physiologiques et psychologiques, on peut s‟attendre à découvrir un certain parrallélisme dans l‟évolution de tous les idiomes (Mounin, 1963, p.197)
Il y a des domaines ó c‟est la nature elle-même qui trace les limites du découpage linguistique (Ibid., p.198)
La logique du sujet parlant ne tient pas à son langage seul, mais ayant tout aux modes de coordination de ses actions (Ibid., p 202)
Le contenu latent de tout langage est le même, et c‟est la connaissance intuitive engendrée par l‟expérience (Ibid., p 212)
Ou de Serrus : [ ] la totalité des langues est un vaste fait de synonymie laissant inchangé le sens des textes sous la diversité fondamentale des formes (Ibid., p 212)
On a montré, disent les Aginsky, que certains aspects des cultures, incluant le langage, la technologie, la religion, l‟éducation, le pouvoir, se rencontrent dans toutes les cultures (Ibid., p 214)
Et tout cela pour lui permettre de dire qu‟il existe des universaux du langage et ô en rộfộrant à quelque chose de tangible dans le monde extộrieur, elles [les visions du monde] permettent toujours de saisir un minimum invariant de signification dộnotative, qui peut toujours ờtre transmis de langue en langue ằ (Ibid., p 215)
Les réflexions de Mounin rejoignent celles des auteurs de la Théorie interprétative de la traduction Quelles que soient les langues en question, l‟essentiel dans le travail d‟un traducteur consiste à arriver au référent, à la réalité dont on parle
En effet, chaque langue choisit les traits saillants pour nommer une chose, une réalité
Le signifiant, reprenons le terme saussurien, ne sert qu‟à refléter la réalité d‟un point de vue mais pas dans l‟exhaustivité Cela fait que les signifiants sont différents d‟une langue à l‟autre tandis que la réalité reste toujours la même Si on prend la réalité comme point de repère, on évitera les erreurs de fond On prend l'exemple d‟un mot trốs simple dans les deux langues franỗaise et vietnamienne pour l‟illustrer Pour désigner un oiseau aquatique palmipède migrateur à l‟état sauvage (Dictionnaire Larousse, publiộ en 2008), les Franỗais disent canard et pour dộsigner le mờme animal, les Vietnamiens utilisent le mot "vịt" Le travail des traducteurs, consiste à lier le mot canard à son référent, et à partir de ce référent, on cherche le mot utilisé par les locuteurs vietnamiens pour désigner ce même animal C‟est le processus de la traduction par équivalences qui enlève l‟intraduisibilité car même si la chose, la réalité n‟existent pas dans la LA, le traducteur peut toujours recourir aux différents techniques de traduction dont on parlera plus tard pour y pallier comme explicitation, conversion, adaptation ou ethnocentrisme
On devrait classer en mots „intraduisibles‟ tous les mots qui ne peuvent pas être traduits une fois pour toutes par le même mot, en somme, tous les mots autres que les termes monoréférentiels Au niveau du texte, tout est traduisible car les mots s‟actualisent et se fondent en des sens réexprimables (Lederer, op.cit., p.75)
2.1.2 Les difficultés dans la traduction des facteurs culturels
La Théorie interprétative de la traduction (TIT) et son application à la traduction littéraire
2.2.1 Le processus de la traduction
La traduction littéraire, par sa complexité dans l‟interprétation du message à traduire, sollicite souvent chez le traducteur outre les compétences purement traductionnelles, celles qui relèvent du cognitif et de l‟affectivité S‟inscrivant dans la même veine, la théorie interprétative de la traduction (TIT) vise aussi à intégrer dans le processus de la traduction les éléments cognitifs et affectifs Composé de trois étapes indissociables : compréhension, déverbalisation et réexpression, le processus traductionnel proposé par les auteurs de la TIT serait une démarche facilitant le travail des traducteurs lorsqu‟ils font face aux facteurs culturels dans la mesure ó elle implique aussi les paramètres en dehors du texte Donc, la visée de cette partie est de mettre en lumière cette démarche-modèle dans toute sa radicalité et son application dans la traduction des éléments de la culture avec des exemples concrets tirés du roman Peste et Choléra de Patrick Deville
La compréhension est considérée comme la fondation d‟une maison sans lequel ne verra pas le jour cette dernière ou si elle est mal faite, il est certain qu‟il aura des répercussions sur sa construction ou sa durabilité On s‟accorde donc à dire que ce premier élément occupe une place d‟une grande importance dans le schéma traductionnel, susceptible d‟ờtre le premier maillon de la chaợne à assurer la fidộlitộ du texte d‟arrivée
Il est donc utile de savoir ce qu‟on doit comprendre d‟un texte littéraire au point de vue d‟un traducteur-lecteur Comme la traduction ne se fait pas au niveau de mot ou de syntagme mais au niveau du texte Ce serait maladroit si un traducteur cherche à mémoriser les mots tels qu‟ils sont écrits dans le texte car quand on jette par exemple un petit coup d‟œil sur le travail des interprètes, on peut facilement arriver à une constatation que ceux-ci sont souvent exposés au stress lié au temps et ils n‟ont pas accès au texte écrit comme dans le cas des traducteurs Le regard sur le travail des interprètes nous aide à voir plus clairement le processus de traduction chez des traducteurs qui ont toujours sous leurs yeux le texte à traduire et ce dissimule souvent la nature de cette activité cognitive En effet, pendant très peu de temps, même avec des interprètes d‟une mémoire phénoménale, il est impossible de mémoriser au delà de six ou sept mots Donc, une question se pose, que font-ils, ces interprètes lorsqu‟ils procèdent à la traduction ? La réponse est très simple, ils ne retiennent pas les mots mais ils prennent l‟unité de sens comme point de repère À chaque fois que cette unité de traduction est établie, elle est ensuite stockée dans la mémoire, ce qui leur permet d‟enchaợner sur l‟unitộ suivante jusqu‟à ce qu‟un ộnoncộ soit obtenu Mais il faut souligner que “la construction du sens n’est pas seulement la somme des signifiants linguistiques mis en œuvre, mais qu’elle résulte de l’interaction entre ces informations linguistiques et le bagage cognitif du traducteur (savoir encyclopédique) ainsi que les paramètres situationnels/contextuels, en somme des extralinguistiques” (Leuzen,
2005, p.30) Dans son ouvrage La traduction, la comprendre, l’apprendre, Daniel Gile présente un cadre conceptuel qui intègre les considérations et décisions du traducteur lors de la compréhension sous forme d‟un modèle
Figure 2.1 Le schéma sur l‟unité de traduction
Base de connaissances linguistiques et extralinguistiques
Acquisition de connaissances ad hoc
En observant ce schéma, il est à noter que les réflexions de Gile rejoignent aussi ceux des autres auteurs selon lesquelles le travail des traducteurs consiste d‟abord à relever les unités de sens dans le texte à traduire Prenant comme point de départ une unité de sens et ainsi de suite jusqu‟à la fin du texte, le traducteur fait appel à plusieurs phases intermédiaires visant soit à confirmer les hypothèses de sens établis soit à les réfuter tout en formulant des autres L‟axe principal du modèle représente tout le processus de formulation et vérification des hypothèses chez le traducteur Pour ce faire, il lui faut recourir non seulement à ses connaissances linguistiques et extralinguistiques considérées en partie comme des connaissances préexistantes (bagage cognitif) et en partie acquises au fil de la traduction (contexte cognitif) mais aussi à des opérations d‟acquisition d‟informations ad hoc
La compréhension chez des traducteurs s‟effectue en deux temps indissociables l‟un de l‟autre : celle de l‟explicite et celle de l‟implicite L‟enchaợnement des mots dans une logique sémantique et grammaticale inhérente à la langue donne naissance à l‟explicite du texte à traduire À ce niveau-là, le traducteur avec ses connaissances linguistiques préalablement acquises peut arriver à déchiffrer les significations
Pourtant, ce qui l‟intéresse va au delà de ce sens coupé de la réalité, purement linguistique et c‟est à ce stade, les connaissances sur la réalité dans laquelle s‟intègrent les signes linguistiques font leur travail de relever le sens à faire passer Il revient au traducteur de mettre en jeu tous les éléments situationnels/contextuels, le cognitif et l‟affectif, afin de relever toutes les ambiguùtộs que posent les signes linguistiques En ce sens, la polysémie dont parlent sans arrêt les linguistes serait donc l‟apanage de la linguistique et n‟attire point l‟attention des traductologues
Pour traduire les éléments culturels, il faut d‟abord les comprendre Mais qu‟est- ce qu‟on doit comprendre ?
La compréhension de la composante linguistique, étant celle de l‟explicite linguistique, correspond à la connaissance de la langue
Le savoir linguistique est l‟ensemble des savoirs sur la lexicologie, morphologie, phonétique, la grammaire Tout au long de la vie se verront s‟enrichir les connaissances lexicales dont certaines s‟oublient et d‟autres sont plus durables tandis que les connaissances grammaticales, phonologiques, morphologiques ou grammaticales restent plutôt stables
Les connaissances linguistiques appartiennent au bagage cognitif et jouent un rôle incontestablement important dans la compréhension et la réexpression
Comme il n‟existe pas de bilingues parfaits, il est nécessaire de distinguer chez le traducteur les connaissances de langue maternelle, dite langue A, dans laquelle il va traduire et celles de langue étrangère, dite langue B dans laquelle est écrit le texte ou le discours Lors de la traduction, il est ộvident de voir leurs interfộrences La maợtrise de la langue B permet aux traducteurs de comprendre ce qu‟évoquent les mots sans être capables de s‟en servir activement et vice versa, les connaissances lacunaires de la langue B peut exercer des influences néfastes sur la traduction car elles pourraient fausser le vouloir dire de l‟auteur Non seulement les connaissances de langue B amènent les traducteurs à une bonne traduction mais celles de langue maternelle, langue A leur permettent de produire une traduction compréhensible pour la communauté de la langue d‟arrivée Il nous arrive des fois ó le sens du texte est bien saisi mais la recherche d‟un mot dans la langue d‟arrivée n‟est pas toujours facile ô Seule une excellente connaissance de langue originale donne directement accốs au sens ; seule une excellente maợtrise de langue d’arrivộe permet la rộexpression adộquate de ce sens ằ (Lederer, op.cit., p.34)
La compréhension des explicites nous donne accès à celle des implicites cachés dans les éléments culturels À ce niveau-là, les connaissances linguistiques ne servent plus au déchiffrage du sens à transmettre dans la langue d‟accueil Il faut analyser les ô conditions d’ộmergence, de production et de circulation ằ (Rosier, 2005, p.15) du texte et du discours, qui se trouvent illustrées par les études appropriées dans les champs de l‟analyse du discours et de la sociocritique Une partie de sens se trouve en dehors du texte et ne peut être saisie grâce à la contextualisation cognitive et sociohistorique du discours littéraire
La compréhension n‟implique pas seulement celle de ce que l‟auteur dit en apparence mais aussi ce qu‟il veut dire et transmettre à travers son texte ou son discours Alors elle embrasse celle des présupposés et des sous-entendus, qu‟on peut nommer les implicites Si seule la connaissance de langue donne accès à la compréhension des explicites, cette connaissance en combinaison avec celles du monde, le contexte cognitif permet de relever les implicites dans ce que dit l‟auteur
Les présupposés font partie de l‟association des signifiés à la connaissance du monde tandis que les sous-entendus désignent l‟intention de l‟auteur quand il écrit un texte ou prononce un discours Au colloque Comprendre le langage tenu en 1980,
La faỗon dont le rộcepteur d‟un ộnoncộ en extrait certaines informations sémantico pragmatiques à l‟aide de tout à la fois de ses compétences linguistiques et extralinguistiques [ ] Ainsi un énoncé tel que „Pierre a cessé de fumer‟ est susceptible de véhiculer les informations suivantes : Pierre actuellement ne fume pas [ ]
Pierre fumait auparavant (Lederer, op.cit., p.34)
Ces deux énoncés inférés de l‟énoncé Pierre a cessé de fumer sont ses deux prộsupposộs et le mờme ộnoncộ fait circuler aussi des sous-entendus tels que : ô Ce n‟est pas comme toi qui continues à fumer, tu ferais bien d‟en faire autant, prends-en de la graine (Ibid., p.34)
Cependant, lors de la traduction, le traducteur essaie de relever toutes ces implicites pour comprendre le sens du texte en les reliant à son explicite mais ne traduit que les présupposés Les sous-entendus devraient être laissés au public
Les écueils culturels dans la traduction du roman
La présentation du corpus
Notre thốse intitulộe ô Les ộcueils culturels dans la traduction ằ abordera la traduction sous le prisme culturel Or qui dit ô culture ằ, dit ô obstacles ằ Avec l‟intention de trouver un corpus ô appropriộ ằ, nous sommes parties à la recherche d‟un roman franỗais assez rộcent pour rộduire au maximum les impacts temporels sur l‟acte traduisant et contenant plusieurs types d‟éléments culturels pour faciliter la formulation des principes traductionnels dans la traduction littéraire Le choix du corpus se révèle d‟autant plus difficile qu‟au Vietnam, les grands traducteurs s‟intéressent, pour la plupart, aux auteurs du dix-neuvième ou vingtième siècles et que rares sont les traductions des œuvres plus récentes La recherche documentaire nous permet d‟ộtablir une liste des traductions de grands classiques franỗais sans avoir la prétention de l‟exhaustivité : Stendhal (le Rouge et le Noir), Honoré de Balzac (La Peau de chagrin, Eugénie Grandet, Le Père Goriot, la Comédie humaine), Alexandre Dumas (Les Trois Mousquetaires, Le Comte de Monte-Cristo), Victor Hugo (Les Misérables, Notre-Dame de Paris), Gustave Flaubert (Madame Bovary), Marcel Proust (À la recherche du temps perdu), Albert Camus (L‟Etranger), Marguerite Duras (L‟Amant) Pour les auteurs contemporains : Michel Houellebecq (La Carte et le Territoire, les Particules élémentaires), Milan Kundera (L‟Ignorance, La Vie est ailleurs, l‟Art du roman, la Lenteur, l‟Identité, La Pomme d‟or de l‟éternel désir)
Devant cette multitude de traductions qui nous a mis parfois dans l‟embarras du choix, nous avons décidé de retenir comme corpus de recherche la traduction, pour des raisons d‟ordre à la fois historique, culturel et traductologique, la traduction de Peste
&Choléra de Patrick Deville, un ouvrage paru en aỏt 2012 aux éditions du Seuil
Peste & Cholộra a ộtộ prộsentộ au public franỗais le 23 aỏt 2012 Trốs peu de temps après, cette biographie romancée a remporté deux grands prix littéraires : le prix du roman Fnac et le prix Femina En outre, ce roman a été présélectionné dans la liste des douze romans en lice pour le prix Goncourt 2012, puis la liste réduite à huit et à quatre romans Sans aller dans le détail qui fait l‟objet des parties suivantes, le succès obtenu a montré de prime abord l‟attractivité de la vie d‟une personnalité très peu connue en France mais considérée comme un héros du Vietnam, Alexandre Yersin
Sur le plan historique, la traduction en vietnamien de cette œuvre publiée au Vietnam en 2013 s‟inscrit dans un contexte diplomatique important pour l‟histoire des deux pays, la France et le Vietnam En 2013, on a célébré le 70 e anniversaire de la mort du protagoniste du roman, le 120 e anniversaire de la ville de Da Lat choisie comme station de villégiature par le gouverneur général de l‟Indochine, Paul Doumer, sur la proposition d‟Alexandre Yersin ; et le 40 e anniversaire de l‟établissement des relations diplomatiques entre la France et le Vietnam Peste & Choléra a dépassé les frontiốres franỗaises pour s‟installer au Vietnam comme son personnage principal
Pour toutes ces raisons, sa traduction a revêtu une signification d‟autant plus grande pour la France et le Vietnam
Sur le plan culturel, Peste & Choléra met en lumière la vie dans l‟ombre, loin de toutes les mondanités et des honneurs, d‟un homme simple à l‟enthousiasme scientifique insatiable Pour lui, tout doit ờtre ô absolument moderne ằ Le travail de Patrick Deville rend hommage à Yersin à sa juste mesure et contribue à sa reconnaissance en France et au Vietnam Avant la publication du roman, Yersin était peu connu en France bien qu‟il fût parmi les premiers pasteuriens aux côtés de grands noms tels que Roux et Calmette Jouissant d‟une renommée plus importante au Vietnam, Yersin et ses contributions en faveur du peuple vietnamien - le bénéficiaire direct de ses inventions-sont cependant méconnus du grand public Sur un ton vif, plein d‟humour, Deville retrace la vie trépidante de l‟homme qui quitte son pays natal, la Suisse pour faire des études en médecine, selon le désir de sa mère, en Allemagne et ensuite en France Travaillant auprốs de Pasteur pendant plusieurs annộes, ô l‟orphelin de Morges ằ se rộvốle un gộnie qui s‟enthousiasme pour tout ce qui peut amộliorer la vie et le confort de la vie humaine : la médecine, la bactériologie, l‟ethnologie, l‟agronomie, l‟exploration, l‟aviation, la botanique, la mộcanique ô Ce n‟est pas une vie que de ne pas bouger ằ, ộcrit-il Avide de connaissances et passionnộ par les aventures de son modèle Livingstone, Yersin part en Indochine et choisit Nha Trang pour y créer son havre de paix Grâce à lui, les Vietnamiens connaissent la culture de l‟hévéa, de l‟arbre à quinquina Mais parler de Yersin, c‟est bien sûr parler de sa découverte majeure, le bacille de la peste, qui a mis l‟humanité à l‟abri de l‟épidémie
D‟ó le nom Yersinia pestis Entre la France et le Vietnam, il existe depuis longtemps un lien qui relie les deux peuples Yersin en est un exemple parlant Le roman est comme un livre d‟histoire permettant aux deux publics – franỗais et vietnamien – de mieux connaợtre un scientifique de haut niveau qui rentre silencieusement dans l‟histoire commune des deux pays La recherche sur la traduction en vietnamien des ộlộments culturels du rộcit en franỗais promet sans aucun doute un rapprochement entre les deux cultures géographiquement si lointaines
Sur le plan traductologique, l‟œuvre représente un terrain d‟études propice aux analyses de la traduction des éléments culturels En effet, l‟abondance des noms propres, des métaphores, des jeux de mots, des référents culturels et les registres de langue variés montrent le talent d‟écriture de l‟auteur Loin des sentiers battus du romantisme ou du sentimentalisme, Deville emmène le lecteur d‟un style plutôt alerte, au moyen de courtes phrases nominales ou verbales qui traduisent bien le caractère fougueux d‟un scientifique avide de connaissances et d‟expériences nouvelles, dans des domaines très divers et dans un but toujours humaniste Pourtant, cela n‟empêche pas les éclats de rire provoqués par des expressions imagées très bien choisies dans le contexte, les jeux de mots mis en scène avec plusieurs couches sémantiques, les rộfộrents culturels liộs à la culture gộnộrale et franỗaise Toute la crộativitộ de Patrick Deville, son humour discret, qui font voyager les lecteurs dans un monde scientifique rigoureux mais fascinant met le traducteur en difficulté Comment peut-il parvenir à recrộer un tel registre et rendre l‟œuvre aussi attirante en vietnamien qu‟en franỗais sans privilégier ni le Même ni l‟Autre ?
Ainsi, la traduction d‟un roman construit à partir des correspondances et des documents déposés aux archives des Instituts Pasteur, et imprégné de tant de connaissances culturelles mộrite bien d‟ờtre ộtudiộe de faỗon dộtaillộe pour mettre en lumière les démarches traductionnelles utilisées en vue d‟une systématisation possible des principes pour les futures traductions littéraires Cette recherche se veut aussi un hommage à un Franỗais ayant beaucoup contribuộ à l‟ộvolution du Vietnam dans divers domaines.
Les analyses de la traduction des éléments culturels dans le corpus
Pour faciliter la lecture des analyses qui suivent, nous précisons dans cette partie les démarches suivies lorsque nous décortiquons le processus traductionnel des éléments culturels Ce travail consiste d‟abord à les relever dans le texte de départ ainsi que dans le texte d‟arrivée Ensuite, une classification en fonction de leur nature va être réalisée pour une analyse plus synthétique et une systématisation des principes de traduction Après le tri, nous passons à une étude contrastive entre la traduction et l‟original à la lumière des points théoriques abordés dans les parties précédentes Pour chaque catégorie d‟éléments culturels, nous essayerons de montrer les réussites ainsi que les échecs du traducteur dans le transfert culturel Cette analyse nous permettra de voir et de restructurer l‟activité traduisante du traducteur Au cas ó le traducteur ne parviendrait pas à transmettre le culturel dans la langue d‟arrivée, nous appliquerons la démarche traductionnelle proposée par les auteurs de la Théorie interprétative pour vérifier sa validité Et si cela donne les résultats positifs, des suggestions pour un meilleur transfert culturel seront données dans la partie sur la formulation des principes de traduction du culturel
Avant d‟analyser la traduction des noms propres présents dans Peste & Choléra, il convient d‟abord de définir ce qu‟ils sont, ensuite de déterminer les sous-catégories que recouvre cette notion et aussi les procédés traductionnels choisis par les traducteurs lorsqu‟ils y font face traditionnellement Il est de coutume de donner une définition des noms propres en opposition avec les noms communs
Le nom propre se distingue du nom commun par sa différence d‟extension Le nom commun renvoie à une classe d‟objets dont il représente le concept (par exemple le concept de ô table ằ) Le nom propre ne renvoie pas à un concept mais sous sa forme prototypique à un référent extralinguistique (Ballard, 2001, p.17)
Ce qu‟on entend ordinairement par nom propre est une marque conventionnelle d‟identification sociale telle qu‟elle puisse désigner constamment et de manière unique un individu unique (Benveniste, 1974, p.200)
De ces définitions, on peut dire que les noms propres ayant une fonction référentielle et un caractère univoque ne renvoient qu‟à un seul et unique référent extralinguistique Comme tous les signes du système linguistique, ils sont nés d‟une convention sociale souvent arbitraire
Par sa nature, le nom propre sert, en principe, à désigner un référent unique, qui n‟a pas d‟équivalents, or la traduction étant par nature recherche d‟équivalence, il est évident qu‟il y a contradiction théorique entre les termes De ce point de vue la non- traduction du nom propre s‟apparenterait au processus de l‟emprunt tel qu‟on le pratique couramment avec des termes (généralement des référents culturels) dont la contrepartie n‟existe pas dans d‟autre langue (Ballard, op.cit, p 17)
Partant du postulat que le nom propre n‟a pas d‟équivalence dans la langue d‟arrivée, plusieurs auteurs prônaient la non-traduction ou le considéraient comme intraduisible ou comme un problème insurmontable dans la traduction Sont rangés dans ce courant de pensée Georges Mounin ou Jean Delisle Le nom propre n‟est qu‟un signe dépourvu de son sens Le recours à la traduction n‟est pas encouragé sauf pour quelques exceptions comme la francisation pour Mounin ou l‟adaptation pour Jean Delisle
[ ] la volonté d‟atteindre à l‟illusion d‟un texte écrit directement dans notre langue [ ] comporte tout au moins une limite infranchissable : les noms propres qu‟il faut garder dans la forme étrangère toutes les fois qu‟elle n‟est pas francisée (Mounin,
Tout texte à traduire renferme une proportion variable d‟éléments d‟information qui échappent presque complètement à l‟analyse du sens Le traducteur les retranscrit tout simplement dans le TA sans vraiment avoir besoin d‟interroger le contexte ou la situation pour en dộgager le sens, d‟ú le terme ô report ằ [ ] Les ộlộments d‟information faisant généralement l‟objet d‟un report sont les noms propres, les nombres, les dates, etc Bien sûr, il y a des exceptions : les unités de mesure qu‟il faut convertir (10 m.p.h : 16km/h) les noms propres qu‟il convient d‟adapter dans certains genres de textes (Mrs Smith : Mme Dupont) certains toponymes (Antwerp : Anvers ; London : Londres) etc (Delisle, 1993, p.124)
Pourtant, la réalité est loin de là La référence porte elle-même un sens Il y a une contradiction dans ce que dit Delisle Selon lui, les noms propres sont des éléments d‟information mais ne font pas l‟objet de la traduction Une question se pose : l‟information n‟est-elle pas porteuse de sens ? Sont classés dans la même catégorie d‟autres cas de figure tels que les nombres et les dates Prenons un exemple très simple pour relever le caractère contradictoire et superficiel dans les énoncés de Delisle
Lorsqu‟on prononce ô la Tour Eiffel ằ, ô le Lac de l‟ẫpộe ằ, le 14 Juillet, Põques il est certain que ces derniers ne sont pas vides de sens Ils véhiculent un monde implicite, caché derrière les mots qu‟il faut décrire et expliquer par des milliers de noms communs censés être les seuls porteurs de sens Ces exemples montrent bien l‟absurdité d‟un déni total de la valeur sémantique des noms propres chez certains traductologues Il faut souligner qu‟à côté des noms propres, de simples signifiants assumant une fonction référentielle, il existe aussi un autre système aussi complexe et riche en connaissances culturelles Seulement avec un tel comportement, un véritable traducteur pourrait trouver le bon chemin à la réussite du transfert culturel
Généralement, l‟essentiel du sens d‟un nom propre est contenu dans un extralinguistique réel ou imaginaire, avec lequel il est pratiquement en relation de désignation directe ; l‟existence de ce sens suppose une connaissance directe du référent ou indirecte par le biais d‟une description de type encyclopédique Malgré cette fonction fondamentale de désignateur rigide, qui repose sur une relation directe à un référent unique, le nom propre possède en réalité un potentiel de signification aussi riche et un rapport au sens au moins aussi complexe que le simple nom commun dont il est issu et auquel parfois il retourne (Ballard, op.cit., p 108)
Selon Ballard, les noms propres se subdivisent en anthroponymes (les noms des personnes), toponymes (les noms des lieux) et référents culturels (les fêtes, les institutions, les raisons sociales, etc.) Nous allons voir en détail comment ces sous- catégories ont été traduites dans Peste & Choléra
La faỗon de nommer les gens reflốte nettement les diffộrences culturelles entre les peuples Elle est le miroir par lequel on peut reconnaợtre l‟identitộ d‟un pays, les mœurs, les coutumes et la période historique pendant laquelle les noms sont établis Si les noms franỗais puisent leurs racines dans les cultures des peuples qui ont colonisộ ou occupé le territoire comme les Gaulois, les Romains et les Germains, l‟histoire des noms et prénoms en vietnamien est liée à l‟influence de la colonisation chinoise pendant plus de mille ans On peut trouver souvent dans la culture franỗaise des noms marquant, entre autres, la divinité ou des particularités physiques ou morales Ainsi,
Samuel signifie ô Dieu a entendu mes priốres ằ, Mathieu ô l‟homme de Dieu ằ ou
Salomon ô pacifique ằ Ne partageant pas les mờmes socles culturels, les noms vietnamiens, en fonction du moment d‟établissement dans l‟histoire, pourraient avoir des significations différentes Cela pourrait être des noms de fleurs, des plantes ou ce qui représente l‟espoir des parents pour les enfants Vu leur complexité, l‟étude sur les noms propres peut s‟allonger à l‟infini mais elle ne fait pourtant pas l‟objet principal de cette recherche Toutes les informations données ci-dessus ont pour but de faire ressortir le monde sémantique derrière cet élément souvent négligé dans la traduction
Dans cette optique, lors de l‟activité traduisante, le traducteur doit acquérir une lucidité aiguở dans le choix du procộdộ appropriộ En effet, le systốme de noms et prộnoms dans un roman n‟est jamais choisi par hasard L‟auteur nomme ses personnages en fonction de leur caractère et du pouvoir révélateur du nom donné Le remplacement par les noms dans la langue d‟arrivée pour les acclimater et les faire accepter dans la culture d‟arrivée est donc à éviter Ce principe est en revanche loin d‟être accepté à l‟unanimitộ Ainsi, dans la traduction en franỗais de la nouvelle ô Clay ằ de Joyce par Yva Fernandez citộe par Ballard, ô Maria ằ a ộtộ remplacộ par ô Ursule ằ sans en préciser la raison
Maria gave the bag of cakes to the eldest boy, Alphy, to divide, dans Mrs
Donnelly said it was too good of her to bring such a big bag of cakes (Joyce, 101)
Ursule passa le sac de gõteaux à Alphy, le fils aợnộ, pour qu‟il les distribuõt et Mrs
Donnelly dit qu‟Ursule était vraiment trop bonne d‟apporter un aussi gros sac de gâteaux (Fernandez, 127)
La validité de la Théorie interprétative de la Traduction dans le transfert culturel - Améliorations possibles dans le transfert culturel dans Peste & Choléra
Pour prouver la validité d‟une théorie, rien n‟est plus fiable que de l‟appliquer dans les analyses des pratiques traductionnelles chez les traducteurs professionnels
Or, il est communément admis que l‟opération traduisante est une activité invisible et très personnelle qui se dote, selon les traducteurs et les théoriciens, d‟un caractère insaisissable
Cette réflexion (réflexion sur la traduction) se heurte à une série d‟oppositions : le conflit des traducteurs non théoriciens et théoriciens, des traducteurs et des théoriciens de la traduction Dans le premier cas, une majorité de traducteurs proclame que la traduction est une activité purement intuitive, qui ne peut pas être vraiment conceptualisée Dans le second cas, il y a opposition entre des théoriciens sans pratique et des ô praticiens ằ sans thộorie Il en rộsulte une tenace mise en question de la possibilité d‟une traductologie couvrant à la fois un champ théorique et pratique, qui serait élaborée à partir de l‟expérience de la traduction ; plus précisément, à partir de sa nature même d‟expérience (Berman, 1984, p.300)
Dans cette optique, nous sommes partis à la recherche d‟une théorie satisfaisante à la fois les questions théoriques et pratiques La Théorie interprétative de la Traduction est retenue par la clarté dans l‟établissement des démarches à suivre lors de l‟activité traduisante ainsi que son champ d‟études dont l‟étendue ne se limite pas à la linguistique mais couvre aussi d‟autres disciplines : la psychologie, la sociologie
Telles réflexions méritent d‟être étudiées pour mettre à la disposition du grand nombre de traducteurs
Il est clair qu‟en fonction du ô caractốre ằ de celui qui la pratique, la traduction prend des couleurs différentes Par conséquent, il arrive qu‟un original peut fait l‟objet de multiples traductions qui sont, dans beaucoup de cas, toutes bonnes sauf qu‟elles se teignent plus ou moins des touches personnelles du traducteur Mais cela ne veut pas forcément dire que les bonnes traductions ne partent pas d‟un même socle théorique malgré la diversité dans la restitution des idées ou des courants traductologiques disponibles Ce sont ces bases-là que nous voulons bien mettre en lumière, à l‟aide des réflexions de la Théorie interprétative de la Traduction (TIT) Ce travail a pour vocation de confirmer que les pratiques traductionnelles, et en l‟occurrence, le transfert culturel, en dépit de son caractère personnel et invisible, peuvent être conceptualisées
3.3.1 Les réussites dans le transfert culturel dans Peste & Choléra
Le transfert culturel et le processus interprétatif de la TIT
Les analyses de la traduction du roman Peste&Choléra constituent un terrain propice à la conceptualisation de la pratique traductionnelle des éléments culturels du franỗais en vietnamien Le travail nous permet d‟avoir une vue gộnộrale plus claire sur le processus de traduction souvent indescriptible si nous ne nous appuyons que sur la théorie Une fusion harmonieuse entre la Théorie interprétative de la Traduction et la traduction faite par Dang The Linh nous offre un tableau très net sur les démarches suivies susceptibles d‟être généralisées Analysons ce processus cognitif chez le traducteur avec des exemples concrets :
(1) Le tsar de Russie, l‟empereur du Brésil et le sultan d‟Istambul envoient leur écot, mais aussi des petites gens dont les noms sont imprimés chaque matin dans le
Sa hoàng nước Nga, hoàng đế Braxin và vua Istambul gửi tiền đóng góp, nhưng cũng có cả những người bính thường, tên họ được đăng sáng sáng trên tờ Công báo
(Dang The Linh, p.30-31) À peine vu, le ô Journal Officiel ằ ne semble pas ờtre un dộfi à relever pour la traduction étant donné la facilité de trouver leurs correspondances en vietnamien Il en résulte que pour les profanes du métier ou les lecteurs sous-estiment la difficulté dans la restitution de ce terme soi-disant simple Pourtant, si nous décortiquons le processus de traduction chez Dang The Linh, nous nous rendons compte que le fruit final, ô Cụng bỏo ằ, n‟est pas fait de faỗon anodine mais des rộflexions consộcutives à l‟établissement des équivalences entre les deux langues qui dépasse largement le domaine de la linguistique Seule une prise de conscience adéquate de la valeur d‟une telle opération ne donne pas lieu à l‟échec Ce processus est rendu possible grâce à l‟association de la matérialité linguistique à la réalité extralinguistique des deux pays en question En effet, le ô Journal officiel ằ est dộfini en franỗais comme suit :
Le Journal officiel est une publication officielle éditée quotidiennement par les services de l'ẫtat franỗais et permettant la diffusion des lois, des dộcrets, des arrêtés ainsi que de mesures nominatives Sa dénomination exacte est Journal officiel de la Rộpublique Franỗaise (JORF) http://droit-finances.commentcamarche.net/faq/38270-journal-officiel-definition
La recherche de la définition du terme constitue la première phase du processus : la compréhension Dans cette phase, le traducteur n‟a pas à l‟esprit l‟idée de comment rendre le terme en vietnamien mais il lui faut saisir en quoi consiste ce ô Journal officiel ằ Cette apprộhension lui permet de trouver la rộalitộ extralinguistique à laquelle l‟auteur fait référence C‟est à ce stade-là que jaillit le sens Pour y arriver, une maợtrise des connaissances de la langue de dộpart est nộcessaire Aprốs avoir saisi le concept de ô Journal officiel ằ dans la culture de dộpart, et en l‟occurrence, celle de la
France, Dang The Linh passe à la deuxième phase de déverbalisation dans laquelle le signifiant disparaợt et cốde la place au signifiộ Seule la notion ou le sens est, en effet, conservé Si Dang The Linh allait dans le sens inverse, c.-à-d., il gardait le signifiant, le rộsultat donnerait ô bỏo cụng ằ ou ô bỏo chớnh thức ằ Ce serait une traduction par correspondance Par conséquent, le lecteur vietnamien ne verrait pas le même référent que celui en franỗais N‟allant pas dans cette direction, Dang The Linh mobilise ses connaissances sur la culture vietnamienne pour trouver la même réalité extralinguistique Le traducteur passe alors à la troisième phase du processus : la réexpression Force est de constater que cette mobilisation n‟est pas évidente chez les traducteurs apprentis ou même chez les traducteurs professionnels si leur bagage cognitif ne leur permet pas une telle association Ces connaissances peuvent être accumulées au fil du temps grâce à la recherche documentaire Il est important de souligner que le lien ộtabli entre la notion du ô Journal officiel ằ et ses prộsumộes équivalences n‟assure pas toujours une restitution immédiate dans la langue d‟accueil
Le traducteur est obligé de confronter la notion que couvre le terme de départ et celle de l‟équivalence présupposée dans la langue d‟arrivée afin de relever les cọncidences entre les deux concepts Seuls les termes dont les concepts se cọncident sont les ộquivalences Pour arriver à ô Cụng bỏo ằ, Dang The Linh doit passer par cette ộtape de confrontation : Điều 2 : Chức năng của Công báo Công báo là ấn phẩm thông tin pháp lý chính thức của Nhà nước, do Chính phủ thống nhất quản lý ; có chức năng đăng các văn bản quy phạm pháp luật do các cơ quan nhà nhà nước có thẩm quyền ban hành hoặc phối hợp ban hành, các điều ước quốc tế đã có hiệu lực đối với nước Cộng hoà xã hội chủ nghĩa Việt Nam và các văn bản pháp luật khác theo quy định
(Nghị định số 100/2010/NĐ-CP của Chính phủ : Về Công báo)
Traduction linguistique : Article 2 : Fonction du Journal officiel
Le Journal officiel est une publication officielle sur les informations juridiques de l‟État gérée par le Gouvernement ; il a pour fonction de publier les documents juridiques faits par les établissements publics compétents ou en coopération avec d‟autres, les accords internationaux ratifiés par la République Socialiste du Vietnam et les autres documents juridiques conformément aux règles
(Décret n 0 100/2010/NĐ-CP du Gouvernement : Sur le Journal officiel)
La phase de confrontation passe par plusieurs essais de termes équivalents et nécessite plus ou moins du temps en fonction du degré de difficulté de l‟élément culturel à traduire Il serait intéressant de constater que plus le bagage cognitif du traducteur est riche, plus le temps nécessaire pour d‟abord dégager le sens puis la recherche des équivalences est réduit
La démarche interprétative met en lumière le travail des traducteurs dont le produit final le cache étant donné tout le processus de traduction se passe dans la tête du pratiquant Nous avons tendance à donner des jugements sur la traduction finale sans accorder de l‟importance aux démarches suivies par le traducteur L‟analyse de la boợte noire à l‟aide de la TIT pourrait contribuer à une systộmatisation et généralisation des démarches à suivre en traduction en général et traduction littéraire en particulier
Le transfert culturel et l’effet de synecdoque développé par la TIT
Un des points principaux qui diffèrent la TIT des autres théories, c‟est la notion de la synecdoque développée par Marianne Lederer Ce procédé stylistique est emprunté de la littérature pour parler du rapport implicite/explicite dans la traduction
Comme nous le savons bien que chaque langue dộcoupe le monde de sa faỗon En ce sens, le contenu implicite/explicite n‟est jamais identique d‟une langue à l‟autre Avec des exemples très concrets, Lederer a montré que la synecdoque ne se limitait pas seulement aux mots qui ne font pas l‟objet de la traduction proprement dite, mais s‟étendait au niveau du discours Compte tenu de cette réalité, le traducteur est amené, lors de l‟opération traduisante, à rétablir un nouveau équilibre entre l‟implicite et l‟explicite propre à la langue, à la culture d‟accueil et en fonction des connaissances disponibles des lecteurs Pour ce faire, le traducteur doit se doter des compléments cognitifs et émotifs